Ce matin les vagues m’éveillent. Mélopée répétée dont s’inspirèrent tant de musiciens… d’aucuns disent qu’elles reproduisent le son de la respiration maternelle perçue par le fœtus. Un oiseau caquète, je reconnais la pie. Un coq lui répond au loin, asseyant sa réputation de roi. Les oiseaux sont comme les vagues : ils chantent les partitions légères et puissantes qui rythment la vie en y glissant parfois leurs mystères.
L’aube et sa pâleur soulèvent mes paupières, la plage m’appelle : je chausse mes souliers et la rejoint pour lui offrir ma solitude et mes silences. L’équinoxe s’invente des caprices prématurés et l’eau depuis quelques jours s’est retirée laissant derrière elle des rochers affleurant et des monceaux d’algues qui ne trouvent plus leur place.
C’est le grand nettoyage, le départ de l’hiver, du gris, du sombre et des ténèbres. Je marche en écoutant la musique de l’eau et de leur trace mes pieds abîment à peine le sable dur, je contemple ici les empreintes d’un gros chien et là la gravure délicate du pas sautillant d’un oiseau de mer.
Attachée à la haute branche d’un vieil eucalyptus une balançoire gît, privée de vent. Sur la planche un être en peine (ou en sagesse) a inscrit ces mots « la souffrance enseigne ». Je m’y assois et contemple le tableau qui s’exhibe dans ce matin frileux de février : la mer encore grisée de l’aube, quelque île boisée où vivent en liberté cent biches et mille paons, les côtes du Péloponnèse qui referment l’horizon et à mes pieds les vaguelettes qui s’embellissent d’une écume presque transparente avant de venir mourir sur la plage.
Je ne sais pas si la douleur enseigne, mais je sais qu’elle enferme. Il y a trois semaines un chat noir s’est frotté à mes jambes, un instant d’absence créa une chute absurde : je me suis cassée un bras. Je me réveille chaque matin avec un plâtre qui emprisonne mon bras et m’interdit la légèreté que procurent les petits mouvements. J’apprends à vivre avec moins de futilités, j’accepte les restrictions, renonce au « faire » et accueille la lenteur.
Cette absence d’acte m’offre le temps nécessaire au deuil. Je vis mes derniers jours à bord d’Aleph et parfois la tristesse me saisit à la gorge pour en faire sortir des sanglots. Pour qu’une histoire puisse s’écrire les pages doivent se tourner mais certaines nous retiennent de leur emprise douloureuse, elles s’agrippent à nous sans que nous réalisions que notre lecture figée ressasse à l’infini le passage élégant mais stérile d’un disque rayé.
Je me fais violence pour tourner cette page, pour renoncer au rêve d’océans, de circonvolution et affronter le chapitre vierge qui lui fait suite. Derrière moi le soleil émerge de la colline et son aura encore hésitante peint d’incarnat l’écume de mer, puis le rose évolue vers l’or qui irradie jusqu’à l’éclat pur d’un blanc sans défaut. Je contemple ces taches improbables de lumière sur la mer sombre en me laissant bercer par la balançoire qui dodeline sous mes légers déséquilibres. Un frisson remonte alors mon dos et quand je me retourne c’est le soleil qui éclabousse mes yeux de sa présence. J’ai la sensation brutale qu’il fissure cette bogue de souffrance et que soudain mon inertie douloureuse se soumet au mouvement salvateur.
Tourner la page, c’est avancer un pas dans un temps inconnu et sur une terre étrangère. Que sera demain ? Quel est celui d’entre vous qui a l’audace de me décrire l’unique inconnu de chacune de nos vies ? Demain rassure si on lui donne un nom, quand on le revêt d’un manteau brodé de routine, lorsqu’on le parfume de madeleines sorties du four : on lui fait porter le reflet du passé, on l’enferme dans un rôle qui ne lui sied pas, celui de la répétition de tous les « hier ».
Demain est aussi probable qu’une volute de fumée échappée de l’encens brûlé pour nos dieux, demain est un mot inventé par l’homme pour décrire ce qu’il n’a jamais su, pour tenter d’apprivoiser cette bête étrange, fruit incestueux de nos fantasmes et désirs.
J’ignore de quoi seront fait mes lendemains et j’avoue que cela me submerge parfois d’une peur bien inutile. Demain, bras cassé, rêve d’océans avorté dans l’œuf, voilier vendu, je reprendrai la route pour aller chasser l’horizon et ses mystères car finalement cette ligne élégante qui réunit les opposés me plaît bien et peu importe si elle réunit la mer et les cieux ou une montagne abrupte et son vent d’altitude.
De mon bras valide je tourne la page et résiste au bras d’honneur adressé au destin car je sais qu’il accomplit ce qui est juste. Cette justesse c’est ma croyance, ma paix intérieure, le baume qui guérit mes doutes, endort les démons et nourrit mes certitudes.
Demain est juste. Demain la graine éclora de la terre hivernale dans le printemps annoncé par les grandes marées d’équinoxe.
Demain m’emportera et ce soir je m’endors en paix.
Chère Fabienne,
Merci pour votre partage car je lis vos publications comme un roman… Des rebondissements, une histoire d’amour … Et un bras cassé vous obligeant à changer le cap de Votre Aventure! Vous devriez vraiment écrire un roman!!
la vie nous emmène toujours sur notre chemin et le bonheur n’est pas l’arrivée mais bien le chemin. Courage, bon rétablissement et beaucoup de petits et grands bonheurs!
Véronique
Chère Véronique,
oui le bonheur se cache dans chaque pas et parfois la joie est étouffée par une couche trop dense de tristesse, mais ce qui est certain est que la joie vient de l’intérieur et donc disponible à chaque instant.
Fabienne, je vous ai lue en l’espace d’un mois. En un mois j’ai lu votre année passée et ai eu la chance de ressentir les émotions de vos partages (quelle plume, c’est d’ailleurs votre plume qui m’avait amenée à vous). Quel privilège, merci pour votre générosité.
Ce que je retiens aujourd’hui (mais nous verrons demain 🙂 c’est que votre voyage, bien que plus douloureux qu’imaginé me plait davantage dans toute cette dimension imprévue. Je ne savoure en rien votre chagrin et vos frustrations mais me réjouis d’où cela vous amènera demain.
Je me réjouis de voir cette graine prendre le temps de s’enraciner au plus profond pour pouvoir grandir encore plus haut et encore plus beau…
Chère Christelle,
je suis heureuse de vous lire, je pense souvent à vous et à votre chemin, vos rêves et désirs. oui, la dimension imprévue est le sel de l’existence, le thriller de chaque roman mais aussi la sagesse de la vie. la vivre c’est aussi réaliser qu’on ne maitrise rien : le grand saut dans le vide. et finalement, finalement tout va bien.
Chère Fabienne
Je n ai qu un souhait. c est que nos chemins se recroisent.
Te souhaitant un prompt rétablissement
Amicalement
Fabienne ton récit est bouleversant il parle avec tant de justesse de nos dérives, nos égarements, nos enfermements ce disque rayé qui enfin laisse place a une autre musique a d’autre possible …a l’abandon confiant … que ton bras douloureux se libère et t’indique de nouveaux horizons . Merci pour ce partage ou les mots sont porteurs et guerisseurs. Tendre est la nuit
Chère Fabienne, merci pour ton partage, toujours lumineux et léger par dela les vagues, ouvert et sincère à ton image. De mon atelier ou l’hiver aura passionnément passé à modeler un grand projet qui fera jour au printemps t’envoie mes meilleures pensées. Bon rétablissement de ton bras et au plaisir de te relire.
Bien amicalement, Christine