la graine dans la terre noire de l’hiver

La vie est improbable, elle se glisse dans les interstices des murs bétonnés qui jettent sur nos envies des négations abruptes. Mon envie, mon désir, mon aspiration à naviguer : tous trois ont été balayés en novembre dernier. Nous avons décidé d’arrêter l’aventure de notre couple. Celle d’Aleph y était liée, nous avons donc sorti notre voilier hors de l’eau et chacun a continué sa route. Aleph attend un repreneur, Didier est rentré en France et je suis restée à bord, incapable de renoncer.

J’ai pleuré sur Aleph en cale sèche. Mais la vie nous laisse rarement le choix, elle nous oblige à chevaucher le vent qui nous évite la stase de la tristesse, balaye d’un revers de main invisible un deuil qui prendrait ses aises au fond du cœur et souffle sur les démons qui rient de leurs dents abimées devant cette porte à jamais refermée.

J’ai résisté à la fuite et dans l’hiver je me suis confrontée à mon deuil ; il fut indispensable. Il a purgé mes tristesses, il a fait taire mes plaintes et m’a remis face à mes choix : partir, explorer, rencontrer, avancer. Partager. Le choix du vagabondage, celui également du dénuement, de l’essentiel. De la beauté parfaite de l’horizon.

Ici la dernière pluie remonte à l’avant Solstice, du temps ancien des jours mourants. Les dernières semaines nous ont offert un ciel qu’aucun stratus n’est venu abimer. Egine se réveillait sous des aubes frissonnantes de rose et s’endormait dans des crépuscules drapés d’un orangé beau comme du sang de roi. Les journées nous écrasaient de lumière, la mer étale ne bougeait pas, elle se contentait de refléter le céruléen du ciel et dans la ville les Eginiotes s’interpelaient aux terrasses des cafés, l’humeur satisfaite de ce microcosme qui palpitait dans le cœur frais de l’hiver.

En ville je fais connaissance : je pénètre dans les regards, je me laisse troubler par un sourire, je m’abreuve de paroles et partage les miennes. J’apprends la sagesse des liens humains, je sais que rien n’est parfait mais tout est juste.

Je ris, je nage, je gravis des collines, je bois des cafés chez Michalis avec des gens qui m’invitent à leur table, puis j’invite d’autres gens à ma table et nous trinquons, parlons et rions de nouveau. Ainsi s’écoulent mes jours. Je suis la graine dans la terre noire de l’hiver. J’attends la percée lumineuse, l’échappée belle.

Ce matin le vent souffle à nouveau : Eole joue comme un enfant entre les haubans et les mâts, après une absence de plusieurs semaines il rapporte les nuages qui manquaient à l’hiver. Au-dessus de ma cabine j’entends la pluie tambouriner sur le pont d’Aleph. Je mets pied à terre et traverse le chantier naval désert pour me tenir face à la mer. Le jour arrache l’aube de sa nuit, tout autour de moi les mâts se balancent sous le vent, les haubans font le bruit d’un troupeau de moutons aux cloches nerveuses, les pavillons claquent en s’effilochant sous les gifles venteuses.

La pluie tombe drue sur mon pull, mes cheveux dégoulinent, je tourne le visage au ciel pour sourire mais cela ne suffit pas à contenir la conviction que je suis à ma place, alors je tente un rire ; pour un peu je danserais. Une mouette me répond, l’esseulée plane au-dessus de moi et j’aperçois autour d’elle un arc-en-ciel imprimer son prisme puissant sur le ciel sombre. Je me retourne pour chercher le soleil : à l’Est le ciel entier est jaune, quel étrange spectacle que celui de nuages couleurs pissenlits.

À mes pieds la mer huileuse reçoit les mille épines des gouttes qui percent sa surface de ronds méditatifs. Je me remémore un livre de mon enfance. Moumine se tient sur le ponton du lac, entourée des ronds que laisse la pluie sur la surface de l’eau.

Je suis à ma place.

Derrière moi les mâts réclament la mer et le vent et je suis comme eux, impatiente du départ. Le ciel nettoie la poussière de l’île et fait chanter la terre de ses parfums humides. La pluie emporte les scories de mon deuil. J’ai mille projets et tous me parlent de voyage. J’accepte le repos, l’inertie de l’hiver et je contemple l’horizon : en temps voulu il s’offrira.

9 Comments

  1. bonsoir Chère Fabienne!
    Sachez que je vous suis depuis le début et c’est avec beaucoup de tristesse que j’apprends vos soucis.
    De tout coeur avec vous et j’espère à très bientôt.
    Avec toute mon affection.
    Monique

    1. Chère Monique, merci de vos mots. Il ne s’agit pas de souci mais juste de vie qui continue et de pages tournées. Je me sens heureuse, le soleil brille à nouveau aujourd’hui sur Egine et tout cela nous apprend l’impermanence des jours, des émotions, des âmes… Avec toute mon amitié.

      1. Chère Fabienne,
        Ce voyage, votre voyage, est un bel exemple de courage. Le courage d’aller au bout de ses envies, de ses projets, en s’abandonnant à la vie et à la confiance en elle et en soi. Être aligné avec soi et se sentir au bon endroit, c’est mon rêve. Pour vous, il s’est réalisé. Je suis tout émue de vous lire, une nouvelle fois, tellement ce que vous décrivez de vous et de ce qui vous entoure est beau et vivant !
        Je vous souhaite une bonne suite d’aventure et de rencontres.

        Avec toute mon estime.

        Virginie

  2. J’aime toujours autant te lire et le son de la pluie sur le toit de ma voiture ( j’attends sagement l’heure de mon rdv chez l’ostéopathe 😂) ajoute un élément sonore à ton histoire! Bonne chance pour la suite de tes aventures!
    😘

  3. Très jolie prose, imbibée de mélancolie, de scories, d’espoir et de beauté d’âme. Comme le jour se lève chaque matin, les vents portants font aussi leur office de nous faire avancer… pour autant que l’on hisse à nouveau les voiles.

  4. Chère Fabienne,
    Te voilà prête et libre pour une nouvelle aventure, j’ai hâte, je te suis car tu n’as pas fini de nous étonner, de nous enchanter aussi.
    A bientôt hein?

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