Vivre

Il a plu cette nuit : le ciel s’est lavé en silence, sa pudeur a profité d’un firmament sans lune pour se débarrasser de ses nuages. Ce matin la nature mouillée s’ébroue comme un chien au bord d’une plage et de ma table extérieure j’aperçois mille gouttes suspendues aux feuilles qui miroitent dans le soleil frisant. Certaines s’allument soudain d’un rouge vif ou bien virent au jaune vert. Khaleessi est en liesse : elle grimpe soudain au lentisque près de la maison, court sur une branche légère qui frémit sous son pas et se déleste d’une pluie fine, réminiscence de la nuit.

J’ai quitté Aleph. Malgré l’amour que je ressens pour ce voilier-maison il fallait que je parte : chaque jour je me réveillais à bord, face à la mer et je contemplais cette maitresse qui lui tendait les bras, j’entendais les soupirs de cette histoire d’amour entre la coque et l’écume et mon cœur devenait fou devant les murmures de ces amants séparés par l’hiver au fond d’un chantier naval. De cet amour je me suis exclue alors je suis redevenue terrienne et contemple ce grand espace bleu arpenté l’été dernier. La mer sans le vouloir attise mon désir et me fait encore mal : ma blessure ne guérira que loin d’elle dans l’oubli (mais dans mes rêves les plus secrets je la confronte, le regard planté dans la béance de ses vagues et je sais que l’histoire n’est pas finie).

Une amie chère m’a ouvert sa maison, son jardin et son univers : j’étais fleur fanée et sans le savoir elle m’a recueillie et sa générosité m’a déposé au paradis. Je tourne le dos au grand large et même si depuis ma demeure nouvelle j’entends les mouettes rire dans le vent, leur chant se mélange à présent avec celui des tourterelles qui habitent les arbres hauts du parc. Je me réveille chaque matin avec le soleil qui perce de son or la dentelle ombrée d’arbustes tordus comme des vieillards et si je convoque mon imagination le bosquet prend des airs de forêt magique ; à mes pieds se trouve un champ de trèfles où pointe l’impatience de fleurs jaunes dont j’ignore le nom et sur le sentier qui mène à ma petite maison des iris minuscules décorent la terre brune de tâches violettes.

Le souffle puissant du printemps est là et chacune de mes cellules se fond dans cet élan ; j’observe le rocher qui émerge du sol : ce sera lui ma nouvelle ancre, et la chanson du vent est plus douce dans le désordre des branchages que le cri des haubans sous le meltem. Mes pas se réhabituent à la terre plate, plus rien ne danse autour de moi que les nuages qui roulent comme des vagues dans l’immensité des cieux.

La mer avait-elle dérobé une partie de mon âme ? Et pourquoi âme et amour sont des mots si semblables ? Pourquoi le bleu est la couleur préférée de l’océan, du ciel et des gens ? J’avale une gorgée de thé, me réchauffe les doigts autour de la tasse, je souris à ces questions anodines qui me gardent à distance des autres : sur quel chemin va me jeter Avril ? Quel sera le parfum de cet été ? Comment faire pour ne plus jamais rentrer à la maison ? Pourquoi me suis-je cassé le bras ?

Dans quelques jours on enlèvera mon plâtre, cette gangue minérale qui a pris possession de mon bras. A l’intérieur, mon membre est en catatonie et si je ne bougeais pas à peine les doigts je penserais qu’il est mort. Un plâtre en guise de camisole de force : je perds ma liberté et pour ne pas devenir folle je plonge en moi pour la redessiner. Je réalise alors que ce sentiment épris d’absolu n’a rien à voir avec les étendues vierges d’océans sauvages et celui qui pense qu’elle flirte avec l’altitude des sommets se conforte dans l’erreur. Car la liberté est avant tout imagination, elle répond aux mêmes lois que toute facette de notre incarnation : l’illusion.

A chacun ses illusions, à chacun sa liberté ; ma liberté n’est pas la votre : la mienne a un gout de noisette et d’écureuil, de neige fondue et de pistes enneigées descendues « tout schuss ». Et quand le soleil l’attise, elle se teinte soudain de siestes sous l’olivier bercées du chant des cigales. Puis la voici qui prend la forme d’un bâton de marche et de milliers de pas sur les chemins de France, d’un saut de l’ange dans la mer chaude ou d’un fou rire trop sonore entre amis : ma liberté est capricieuse, riche, obstinée, elle ne se contente pas d’une histoire linéaire, d’un vol de goéland au-dessus des falaises. Elle est à la fois l’oie sauvage qui parcourt des milliers de kilomètres, l’aigle royal qui s’élève dans les thermiques et le rouge-gorge qui désobéit à sa nature pour voleter tout près du jardinier.

Je pensais que mon plâtre était mon geôlier mais il a endossé le rôle du maître, depuis 6 semaines il m’apprend à redéfinir les contours de ma vie et à supporter quelques entraves. Aujourd’hui j’ai appris à écrire de ma seule main valide, je mange avec les doigts et surtout j’apprends à me faire aider. J’ai repris le vélo, je suis tombée et je me suis remise en selle avec cette volonté farouche de vivre et de rester en amour.

Peu importe le parfum de nos libertés, peu importe le chemin ou l’entrave : tout est illusion. L’important, c’est de vivre.

10 Comments

  1. Bonjour Fabienne
    J apprend que tu as pose ton ancre , je te lis et espere que tu vas bien !
    Je t embrasse
    Pascal

    1. je la pose sur la terre ferme mais je continue le voyage… nous nous sommes rencontrés à Ambert alors que j’arpentais la France à pieds…. il est fort probable que je reprenne mon bâton de marche.

      1. Bonjour Fabienne
        Je vous lis depuis le début de votre aventure.
        Je me délecte de vos écrits, quelle plume !
        Je vous connais depuis plus de 30 ans….
        La Belgique à Ruisbroek, le manoir …
        Votre maman Marianne, Didier, Celine, et Vanessa.
        J’étais la personne qui entretenait cette grande demeure, ménage, courses, cuisine.
        Peut-être vous souvenez-vous de moi?
        Le temps s’est écoulé depuis…
        J’ai quitté le château en 1992, pour poursuivre une carrière plus valorisante!
        Mais je garde une leçon de vie d’avoir servi votre famille, me dire c’était un passage obligé pour évoluer positivement.
        Mais surtout ne jamais ressembler à ces personnes gonflées de snobisme et de suffisance !
        Je suis ravie de voir que vous ne l’êtes pas !
        Je vous souhaite de continuer à vivre vos rêves et cette envie intense de liberté.
        Le monde est décidément petit !
        Andrée

        1. Chère Andrée, mon Dieu bien sûr je me souviens de vous ! oui la vie est ainsi, jamais pareille à nos aspirations mais s’inspirant de nos rêves pour nous promener sur d’étranges chemins toujours justes pour nous. je suis heureuse de vous lire, que devenez-vous ?

  2. Encore une belle envolée! C’en est une d’ailleurs puisqu’elle te permet de sentir à nouveau que la liberté est en soi ou n’est pas. Surtout, continue à nous envoyer ces bouffées de poésie. Merci

  3. Chère Fabienne, Te lire est un plaisir immense, la sagesse de te mots, le raffinement de ta pensée. Je te souhaite que ces écrits infusent en toi pour te porter et te panser.
    Je t’embrasse et saches que malgré mon silence je pense à toi.
    Myriam

  4. Je suis heureuse de te suivre de loin , je médite avec toi , nos ancêtres te guident à leur façon , je t n’embrasse , Anne Marie

  5. Bonjour, J’apprécie toujours de vous lire. Des textes très poétiques. Je sais par expérience combien il est difficile de marcher avec un bras dans le plâtre. Vous en serez bientôt débarrassée. Il vous faudra de bons baskets de marche. Courage et persévérez!
    RP

  6. Chère Fabienne, Il est difficile de marcher quand un bras est immobilisé. Je le sais par expérience. Je pense que maintenant vous en êtes débarrassée et que vous allez pouvoir reprendre vos pérégrinations. Rien ne vaut la marche (cf. Sylvain Tesson, etc.) pour se remettre d’aplomb! Autre expérience que j’ai faite il y a longtemps. Bonne marche. Robert

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *