la Joie sans origine

En décembre nos jours rétrécissent comme une écorce d’orange qui se dessèche. Sur Égine la nature prépare sa léthargie hivernale, les pistachiers dénudés se recroquevillent dans la froideur mais autour de leur tronc le sol verdoie : la pluie encourage les herbes folles, leur promet l’équinoxe printanière pourtant c’est bien le solstice d’hiver qui se profile. Dans une semaine nous fêterons les jours qui rallongent et la lumière qui revient. La respiration immuable de la terre nous entraine vers le froid puis vers le chaud, vers l’obscurité puis la lumière et toutes nos émotions semblent obéir à cette hésitation géante, pulsation harmonieuse de nos existences : la paresse puis l’activité, la fatigue suivie de l’énergie, la lourdeur puis la légèreté, la tristesse qui précède la joie.

Joie sublime.

La mienne jaillit en ces jours, l’impatiente n’attend pas même Noël et les célébrations familiales, elle se gausse des calendriers : les jours diminuent, les ombres s’allongent, le soleil peine à culminer au-dessus des grands arbres dans le froid qui s’installe, pourtant dans mon cœur la joie veille, elle rôde comme un renard, elle fait naître mes sourires tôt le matin, me donne des envies de danse, de musique, de partage et de cris.

Chaque matin j’enjambe mon vélo pour qu’il m’emmène au port d’Egine, je bois mon café, j’écoute les gens autour de moi, je m’emplis de la ville et j’observe amusée les mâts des voiliers qui dansent sous la houle qui pénètre dans le port poussée par le vent d’hiver. Naviguer est un temps révolu, il me faut faire place neuve, refuser la tristesse et forcer l’horizon avec d’autres projets.

Je chasse la nostalgie, m’ouvre au monde et à ses possibles. Tout est musique autour de moi. Un klaxon agacé, les cloches de l’église, un vieux outré, un enfant heureux, un chat fâché et mon téléphone qui m’indique qu’un message nouveau est arrivé. Le temps de l’omniprésence du vent est révolu, il partage son chant avec les bruits de la terre.

Je me sens heureuse, je suis un enfant de onze ans qui prend le thé avec le chapelier fou pour célébrer un non-anniversaire. Fêtons chaque jour car la joie est une locomotive poussive à l’inertie étrange : oubliez qu’elle existe et vos jours ternissent, la poussière s’installe et l’horloge au mur se tait. Mais si vous éveillez la joie d’un rien de bonheur la voici qui s’ébroue, prend confiance en elle, se lance et initie le mouvement. Il ne reste qu’à la laisser être.

D’où vient l’origine de la joie ? Pourquoi a-t-on envie de sauter d’un rocher à l’autre sur le flanc d’une colline, d’enlacer un olivier millénaire en déposant sur son écorce d’argent un baiser respectueux ? D’où vient cette urgence de soudain s’immobiliser pour contempler l’horizon gris de la mer, écouter une mouette, élever son âme avec elle dans le ciel pour se laisser bercer par le vent du sud ?

Les joies se nourrissent de mille raisons : un chocolat chaud, trois mots échangés, une rencontre improbable. Elles peuvent être aussi solitaires et chuchotent leurs mystères dans une église ancienne perdue sous les cieux gris de l’hiver. Certaines joies peuvent surgir le matin nourries de sommeil ou s’étirer comme un chat paresseux en écoutant les premiers trilles d’une chanson ; mais derrière toutes ces joies il y a une autre joie, celle qui surgit sans raison, nous envahit d’une puissance étrange et impose sa majesté.

Cette Joie se contente d’elle-même, elle est juste, n’a rien à prouver et tout à offrir. Elle prend origine en elle-même et irradie très loin car plus aucune peur ne l’engonce dans un manteau trop étroit.

Aujourd’hui ma joie se nourrit de mille choses : des rencontres éphémères dans les rues d’Egine, des amitiés impromptues qui s’installent dans ma vie, d’une conversation partagée autour d’une soupe au curry, d’un ferry qui m’emmène vers Athènes, d’un thé entre amies et de la promesse de revoir mes enfants pour Noël. J’ai onze ans, je suis en joie et je ne veux plus grandir. Je vibre, je souris, je tremble et j’attends pleine d’espoir que la Joie sans origine s’installe dans ma vie.

6 Comments

  1. Toujours beaucoup de plaisir à te lire, souvenir depuis la frontière entre Argentine et Chili en Pantagonie, à côté du Lago Buenos Aires

    1. Vous me faites rêver ! Pas eu le temps (ni le courage) de descendre aussi bas vers Kastellorizo, ce n’est que partie remise. Nous avons tracé jusqu’à Kalymnos avant de revenir vers le continent. Beaucoup de plaisir dans le Dodécanèse. Profitez de la terre de feu !

  2. Merci pour cette Très jolie envolée lyrique aux humeurs helléniques.
    La mienne se nourrit aussi du sourire de l’autre ou juste d’un regard complice et bienveillant. Comme le souvenir de mes emois et amourettes d’enfants de onze ans.

  3. merci , merci , merci; je pleure de joie; larmes bénies. ..joie sans raison , sans objectif , juste là ,en te lisant aujourd’hui où je te découvre….
    mon corps âgé repose à la maison mais mon cœur est à l’aventure..

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