Fin novembre, nous avons tiré Aleph hors de l’eau. La quille posée en équilibre sur une planche de bois, la coque calée contre des béquilles rudimentaires, ses douze tonnes surplombent la terre au fond du chantier naval Kanonis, sur l’île d’Egine. Autour de lui les voiliers sont parqués côte à côte, voiles pliées, pare-battages rangés, pavillons ôtés : tous attendent que l’hiver se lasse pour retrouver le printemps, la mise à l’eau et l’émotion de l’écume fouettant leurs flancs.
Didier est rentré en France, je reste avec mes deux félines. Une échelle de bois me sert de porte d’entrée, elle relie le sol irrégulier où pousse quelques herbes folles à la poupe et c’est par elle que je monte à bord. Les chattes ont vite appris et leurs pattes agiles sautent d’un barreau à l’autre quand elles entendent un matou feuler à l’autre bout du chantier.
Aujourd’hui l’eau drue tombe du ciel : le début de l’hiver grec crève les nuages et dessale Aleph des embruns marins. Installée dans le carré, thé fumant et chauffage ronronnant, j’écoute le crépitement des gouttes froides au-dessus de moi. Kalisto et Khaleessi ont renoncé aux souris, lovées dans les coussins elles sommeillent, bercées par l’averse.
Ce matin la pluie me fait préférer la marche au vélo : j’enfile mon ciré jaune, mes bottes en caoutchouc et pars me promener dans l’averse. Je quitte la bordure de mer pour suivre un chemin abandonné qui longe des vignes rouges et des vergers de pistachiers.
Vivre à terre, c’est pouvoir tourner le dos à la mer. Derrière moi je laisse la flaque gigantesque, ardoisée, hérissée d’écume qui se débat sous des nuages bas agacés par le vent. Vivre un orage en pleine mer me tordait les boyaux : il fallait s’y soumettre, accepter chaque vague, supporter le chant lugubre d’Eole dans les haubans, se confronter au danger. À terre je fais ma fière, les deux pieds ancrés dans la boue le vent ne me fait plus peur et si j’avais plus d’orgueil je provoquerais ses bourrasques de mon poing rebellé. Mais je garde les mains au chaud de mes poches : si l’orgueil a tissé une partie de ma jeunesse, chacun de mes cheveux gris est une leçon de sagesse, d’acceptance.
Sous mes pas la terre se fait boue, les ornières abandonnées sont devenues des flaques que je traverse comme l’enfant, avec éclaboussures : je veux déranger l’eau, inverser les rôles. Sept mois elle m’a tenu en respect. À présent, d’un simple pas je crée mes vagues, remue la vase, déforme la surface sage. Je suis la Néréide des flaques éphémères.
La terre est saturée de parfum humide et pendant que les arbres perdent leurs feuilles rousses mille embryons verts s’affolent à mes pieds, confondant une pluie d’automne avec l’appel du printemps. La sève enivrée d’eau n’obéit plus aux injonctions de l’hiver, elle délaisse les racines, remonte au ciel, dresse l’herbe nouvelle.
Dans l’averse qui pique la terre, l’air vibre comme un néon mal réglé et une fraction de lumière éclate dans le gris monotone. J’ai reconnu l’éclair informe et mou, venu de loin. Je compte jusqu’à sept avant que le grondement ronronne comme un matou paresseux au coin du fourneau, ses graves se rajoutent aux aigus des gouttes acidulées. L’air électrique est la baguette du chef d’orchestre, toute la nature est en liesse. Et moi avec.
…
Ce matin le soleil brille à nouveau. La route devant le chantier s’est transformée en une immense flaque qui reflète les mâts des voiliers terriens. Dans un rire une mouette s’envole vers le large pour vérifier l’état de la mer : le bleu a remplacé l’ardoise.
J’enfourche mon vélo pour me rendre à Egine, la route du littoral m’y emmène en six kilomètres et une bonne suée. J’y ai mes habitudes : café grec du matin, promenade dans les rues, coup d’œil nostalgique sur les voiliers au port. Quand Lot s’est retournée sur sa ville, elle devint statue de sel. C’est la magie cruelle du passé, la transmutation sans pitié. Chaque regret est un boulet qui mord la cheville. Je résiste, pourtant la tentation est grande : je pourrais pleurer en contemplant la mer, me remémorer les aubes claires, les vents puissants, les criques sauvages. Mais qu’a-t-il de fertile dans tout cela ? C’est vécu, engrangé dans mes mémoires multiples. Chaque émerveillement fut beau. Puissant. Créateur.
Devant moi l’horizon persiste, il m’attend, flux tendu de promesses. Je patiente : il faut que la route veuille de moi. Je fais comme les grands arbres de l’automne : j’abandonne mes feuilles, je concentre ma sève et me repose au cœur de la terre, en attendant que la fougue juvénile du printemps vienne me réveiller de son baiser.
L’eau, stagnante ou déferlante, l’eau miroir, reflet des mâts ou de nos vies. Vivre hors du temps comme toi c’est vivre au rythme des saisons. Continue à nous écrire! Et si nous nous transformons tous parfois en statues de sel, l’eau encore sera la bientôt pour dissoudre les regrets..