Le ciel s’abime, même au paradis.
De violents orages sont annoncés : nous amarrons Aleph à Poros, dans le chenal. À l’ancre incertaine nous rajoutons deux pendilles pour être sûr que notre voilier restera sage malgré les vents forts.
Nous laissons notre demeure aux soins de nos deux chattes le temps de rendre visite un week-end à nos amis athéniens.
Nous arrivons par ferry au Pirée : terminus d’un métro moderne, ticket éructé par une machine s’exprimant en français, ronronnement de la rame d’une station à l’autre, voix docile d’une l’hôtesse robotique s’exprimant par haut-parleur : « n’oubliez pas vos masques, faites attention aux pickpockets, attention à la marche, prochaine station Evangelismos… »
Nous sommes projetés dans un monde factice et infantilisant, lisse et facile si vous permettez la rime.
Après trente minutes passées dans une longue chenille dont les viscères éclairés par des néons ternes nous contiennent en rang d’oignons, nous voici de nouveau à l’air libre. Ciel bleu encadré d’étroits immeubles serrés les uns contre les autres comme des animaux peureux pétrifiés depuis le siècle dernier.
Il aurait fallu à Aleph un jour entier pour ce voyage qui a duré soixante minutes en ferry rapide. L’ère est au gain de temps. Est-ce une manière sûre de nous rapprocher de l’heure dernière ?
L’homme régurgité de la nature construit un univers qu’il veut plus rapide. Dieu a du se tromper quelque part dans ses calculs, lui qui a fait l’homme à son image se cache pourtant dans l’immobilité sereine de la grande Nature. Il faut une saison entière pour que le citron mûrisse, l’abeille butine avec langueur et le chat s’étire en oubliant s’il commence sa sieste ou la termine.
Pourquoi l’humain aime la vitesse ? Cette projection incontrôlée nous écrase vers un avenir hypothétique qui n’a que faire de nous, puisque seul l’instant permet de vivre la réalité de notre courte existence.
Vivre sur l’eau nous déshabitue de la vitesse qui ne s’offre que par le vent invisible dans nos voiles. Ou parfois par une étoile joliment filante qui griffe de son ongle délicat les ténèbres d’une nuit calme.
L’instant est la porte étroite qui mène à notre retournement intérieur. La contemplation permet l’arrêt : il n’y a plus de trépidation lorsque l’on contemple. L’inspiration est profonde, à vous de la décliner selon votre sens propre ou figuré. L’accès à notre temple intime est alors possible.
Une fleur sur sa tige contient parfois la réponse que l’on cherche : il suffit de la fixer pour qu’elle serve de reflet et nous ferons alors comme les poètes de Cocteau qui plongent dans les miroirs.
À Athènes nous nous retrouvons neuf amis autour d’une table animée. Nous créons des sourires, des rires et puis des fous-rires, mes préférés car ils fusent sans prévenir, contaminent les convives, nous ramènent au rang d’ovins bêlant avec cœur et joie à une phrase qui déclenche une compréhension biscornue, absurde, rieuse. Encouragent les spasmes irraisonnés de nos abdominaux qui nous soumettent encore à notre nature profonde, celle qui s’exprime sans réflexion. Avec tripes et amour.
En fin de soirée l’orage éclate. Déluge liquide, la goutte de pluie devient une ligne sans fin descendue du ciel, les lignes serrées les unes contre les autres troublent l’horizon, l’immeuble d’à côté n’est qu’une image floue capturée par un appareil photo suranné. Au ciel règne Zeus agacé, que dis-je ivre de colère : il lance ses éclairs partout à la fois, leurs éclats éclaboussent l’Athènes endormie, recroquevillée sur ses toits plats, ne laissant dépasser que ses antennes désuètes, arêtes de poissons brandies sans plus de raison dans un ciel noir qui devient blanc à chaque explosion de fureur olympienne.
Le vent s’invite au bal, la pluie devient oblique, ne respecte rien, inonde les fenêtres, glisse sur les rues pentues, rince les caniveaux, se gorge de terre et devient ruisseau, torrent, entraine tout sur son passage.
J’ai le nez collé à la fenêtre, mes yeux brillent à chaque éclair, dans le salon l’air immobile et tiède me tient compagnie. Près de moi nos amis contemplent l’insensée colère divine.
L’homme a créé la vitesse, mais aussi le béton. Dans nos maisons il n’est aucune crainte à avoir. Sauf bien sûr devant les caprices d’Héphaïstos dont un murmure réduit en poudre les plus belles constructions.
Je pense à Aleph tirant sur ses amarres, soumis par les pendilles, dévasant son ancre à chaque secousse, balayé par la pluie de novembre, je pense à nos deux chattes endormies sur les coussins dans la tiédeur du carré, rêvant de souris.
La nature est belle mais cruelle.
J’aime sa lenteur. Marcher pas à pas vers l’instant, contempler cet endroit temporel improbable qui ressemble au point d’une droite. L’instant ne se fait amadouer par aucune règle, ne se définit d’aucune unité. Il n’est ni passé ni futur, il se définit en un présent éphémère, n’a aucune durée et pourtant il est notre seule réalité.
L’instant d’un regard, d’un rire, de la foudre, mais aussi celui de l’émerveillement quand le soleil du lendemain surgit dans des cieux propres et nouveaux.
De retour à Poros je m’enfuie tôt le matin vers les côtes sauvages de la petite île. J’y rencontre un troupeau de chèvre parmi la pinède aux troncs obliques, je suis un chemin raviné par les dernières pluies qui m’amène aux rivages : rochers gris sur une eau bleue, immobile : le vent dort encore. Le soleil se lève derrière la colline.
Je m’assieds sur un rocher surplombant l’eau, mes pieds dans le vide tout près de la mer.
J’écoute le silence du petit matin. Au large un ferry part rejoindre Athènes.
Dans la petite baie une barque turquoise longe les rochers, le pêcheur à sa proue avance lentement, les rames s’enfoncent sans bruit dans le liquide azur. Il observe le miroir sans tain de l’eau à la recherche d’un poulpe à chasser. Lui aussi contemple.
J’ouvre mon livre, je me plonge dans l’Irlande du siècle dernier de l’Ulysse de Joyce et d’un œil j’observe la barque se rapprocher. Plongé dans son instant, le pêcheur ne m’a pas vu. Il sursaute à deux mètres de moi. Nous échangeons quelques paroles bienveillantes puis il a continue sa route.
Quelques poissons dansent sous mes pieds, un oursin de sa masse noire m’indique sa présence. Ce matin le poulpe se cache.
Sur le chemin du retour trois chats assis sur la plage au ras de l’eau dissertent sur l’horizon.
Les fous-rires, les foudres de Zeus, des chèvres sauvages, une pleine-lune, un pêcheur sur sa barque silencieuse, une poignée de poissons et quelques chats philosophes : la vie de novembre est ainsi faite, de rencontres improbables.
Toujours des écrits profonds qui me ravive le cœur quel plaisir de vous lire et de vous suivre dans votre voyage, merci à vous d’Etre… Aurelie, du soleou à port camargue
Chère Aurélie, je suis heureuse de vous lire et me rappelle de vos petits cafés serrés le matin de bonne heure sur le port avec beaucoup d’émotions. Ici ce sont les cafés grecs que nous dégustons le matin, l’ambiance est la même : un peu avant que le port ne s’anime et que le soleil ne monte trop haut au ciel. Toutes mes pensées vers vous.
J’imagine les chattes seules à Poros et leurs pensées moroses …
Quelle belle aventure et… quelle écriture profitez bien 😘
On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait quand il s’en va.” Jacques Prévert
Encore une magnifique lecture retraçant votre vie vagabonde et riche de rencontres. Profitez bien