le non retour

Encore endormie je nourris mes deux félines qui chaque matin abiment mon sommeil pour réclamer leur pitance. Je m’enfuis ensuite de l’habitacle sombre pour retrouver le silence de Poros.

Rien ne bouge, pas même les nuages qui se sont posés pendant la nuit sur l’étendue infinie qui recouvre notre planète. Nous vivons à la surface d’une tête d’épingle perdue dans la tourmente de notre galaxie. Et pourtant chaque nouveau matin la soif de découvrir râpe ma gorge, ouvre mes yeux et allonge mon pas.

Les deux chattes apprécient mon lever précoce et me suivent dans la nuit qui s’étiole dans le jour frais. La saison des touristes est révolue, les voiliers sont montés à terre, quelques retardataires dont Aleph fait partie profitent encore d’un novembre beau comme une promesse de printemps. Pourtant l’hiver approche, la nature bientôt se figera et abandonnera ses fleurs qui égayent mes pas. Ici un jasmin bleu, là des lauriers roses. Un datura, quelque jasmin blanc parfumé ; des belles de nuit referment devant moi leurs pétales délicats. Les oliviers dans les champs croulent sous les olives et dans la rue se sont les orangers qui, tel l’arbre de Noël, exhibent leurs sphères pleines d’un vert qui se mue chaque jour en orange.

Mes pas sont silencieux. Je me décide ce matin pour la pente, délaisse la platitude du port pour suivre le flanc de colline, pénétrer le Poros labyrinthique, ancien, anarchique qui mêle dans un chaos sérieux ses anciennes demeures.

Ma promenade longe des chemins en forme d’escaliers, j’en choisi un, je veux monter, grimper, j’ai soudain la nostalgie de mes montagnes, j’avance le pas, j’imagine sous mon soulier le calcaire érodé d’un alpage; ce n’est qu’une dalle de béton chaulée mais qu’importe : la sensation est la même. J’ai soudain envie d’ailleurs, de tourner le dos à la platitude d’une mer sans histoire. Car ses histoires m’effrayent, d’un vent elle en fait des manières, grossit, se gonfle, s’insurge et fait naitre une anxiété lourde au fond de mon corps. Aujourd’hui elle est calme, lymphatique presque : elle n’a plus rien à raconter, c’est le paradoxe grec : le Meltem souffle en été, l’hiver accueille le vent du Sud et l’intersaison de novembre semble oubliée des dieux venteux.

J’avance entre les maisons, des cubes de plain-pied chapeauté de toits point diamant aux élégantes tuiles byzantines. Le chemin les contourne, tel le saumon dans un torrent il fraye, trouve son passage, évite un jardinet, un rocher qui dépasse sur lequel un chat dépose son sommeil. Soudain le chemin se fourche et je laisse mes pas choisir la direction, le sens de ma vie.

C’est une invitation : profitons de la Terre. De l’ancre sous mes pieds, du roc qui ne bouge pas. De l’arbre immuable depuis cent ans. Ici je suis mobile dans l’immobilité. Sur l’eau c’était l’inverse.

Dans ce dédale je ne sais rien, ni de gauche ni de droite, pas même de quoi sera fait demain. Hier ? Je l’ai déjà oublié.

L’instant ? Toujours aussi beau, aussi neuf. Inattendu, généreux. Il permet le choix.

Mes pas choisissent : la sente qui monte, bien sûr. Elle accélère, étroite sinusoïde, passe sans s’arrêter devant des pots de basilic, du linge humide oublié sur son fil. Elle attire mes pas pour les jeter toujours plus loin.

Qu’il est distant soudain le port, les bateaux amarrés, emprisonnés à leurs bittes d’amarrage. L’eau horizontale, si belle pourtant, me semble dénuée d’intérêt. Six mois durant le voyage fut sur l’eau.

Et pourquoi pas la terre ? Je m’arrête devant un vieil olivier. Tronc ridé, torturé par le vent, quelques branches émergent, rares olives : l’ancêtre a fait son temps, il a le droit au repos. Quel âge a-t-il ? Deux cents ? Mille ans ? Ici les oliviers sont éternels.

Une vieille me regarde, accoudée à sa fenêtre.  Le mot est inutile, le regard suffit. Je continue mes divagations sur cette terre qui m’a manqué. La sente sépare les maisons, certaines sont écroulées, d’autres repeintes, des plantes arrosées ici, l’abandon de l’autre côté. Ainsi va la vie : il faut choisir.

J’arrive au sommet : un clocher azur planté sur le rocher. Pas d’église : c’est une tour païenne, gardienne du temps. 4 horloges aux 4 côtés. À mes pieds la ville endormie, le chenal paresseux et en face Galatas immobile.

Rien ne bouge. Ou si peu : un caïque qui traine sur l’eau, son moteur ronronne comme un bourdon gras.

Je suis seule avec moi même : il faut bien l’admettre.

Alors quoi : où se trouve mon chemin ? Le traitre a disparu sous mes pas. Si je me retourne, ce sont trois routes semblables qui trompent mes sens.

Je suis arrivée. L’endroit a un nom : la place de l’horloge. L’heure, l’instant… J’ai beau fuir, je me retrouve dans l’instant.

Alors quoi : que vais-je en faire, de cet instant serein dans ce petit matin de novembre ?

Je me retourne encore : le retour est impossible. Pas comme cela : ma vie n’aime pas le palindrome raisonnable. Elle s’enfuit dans une ligne droite lancée dans l’infini. Parfois elle ressemble à une page de boustrophédon, mais toujours elle avance. Change, se tortille, voltige, pleure et se réveille.

Ce matin je réalise que le retour en arrière est impossible. Je me glisse dans l’avant, je lui murmure des mots doux, je veux qu’il m’apprivoise et m’emmène loin avec lui dans des terra incognita qui attendent ma curiosité, mes jours et mes passions.

2 Comments

  1. Que de sagesse !
    Effet miroir 😉
    Merci pour ce partage🙏
    Au risque d’un largage…
    De soi 😇

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *