L’été indien

Depuis quelques jours Aleph est amarré à Vathy, un minuscule port de pêcheur au fond d’une crique, sur une presqu’île du golfe Saronique. Dans une semaine Novembre nous promettra l’hiver mais ici personne n’y croit. Les jours rapetissent, le soleil paresseux roule sur l’horizon sans faire l’effort de la verticalité et les ombres longues restent bienveillantes, car il fait chaud ; le ciel grec nous montre qu’il sait rester d’un bleu immaculé malgré l’automne.

Le coq chante au loin derrière le hameau et contre le ponton les vagues ne sont qu’un murmure qui s’entretient avec nous de sa timide voix. La presqu’île interdit au vent du Nord d’outrepasser ses droits : après la violence du Meltem estival, la houle acérée, les claques froides et incessantes de l’air des Cyclades nous nous trouvons dans une géographie qui proclame l’été indien jusqu’aux portes de Novembre.

L’eau limpide accueille mes baignades quotidiennes sur une plage discrète et sauvage ; ici les galets sont rouges car la presqu’île n’est autre qu’un ancien volcan à présent disparu. Derrière nous le paysage est né des colères d’Héphaïstos qui jeta d’immenses rochers pêle-mêle avant que les arbres ne les recouvrent de pinèdes sauvages. Un long sentier balisé nous amène jusqu’au cratère qui n’est qu’une faille entre deux rochers au sommet d’une colline pierreuse. La blessure plonge dans l’épiderme de la Terre, je me penche vers l’orifice sombre en repensant au « Voyage au centre de la Terre » dont les pages bercèrent mon enfance. Il ne tient qu’à chacun de créer ses portes pour accéder aux mondes oniriques.

La randonnée m’ancre dans la terre parfois trop éloignée de notre odyssée, j’aime sentir les pierres sous mes pieds, humer l’air parfumé de thym et toucher l’écorce rugueuse des arbres. À nos pieds des centaines de cyclamens sauvages prouvent que l’automne aussi aime les fleurs. J’aime ces floraisons à contre courant.

Ici la terre noire est riche, les fruitiers poussent loin des jardins, n’ont besoin d’aucun sécateur et trouvent l’eau par leurs racines profondes. L’automne nous offre les grenades rubis que nous chapardons sur l’arbre sauvage en supportant les griffures de ses branches mortes.

La nature est généreuse, elle nourrit l’affamé. Les chats aussi en profitent, le crépuscule venu nous assistons chaque jour à un curieux manège : autour d’Aleph des petites sardines sautent hors de l’eau par dizaines, leurs bonds prodigieux font retomber certaines sur le quai. Leurs corps argentés se contorsionnent pour retrouver l’eau mais les chats sont au rendez-vous et se précipitent sur l’aumône pour croquer l’une après l’autre les sardines étourdies. Nos chattes observent les matous sauvages sans oser s’inviter au festin final, cette valse intime de la mort qui s’offre à la vie.

Cela fait bientôt six mois que nous sommes nomades à bord d’Aleph, dans de longues circonvolutions sur la mer Égée notre voyage nous mène au gré des jours dans les ports nouveaux et les mouillages sauvages. Il est des ports frustes qui nous laissent solitaires et d’autres qui nous offrent la richesse des rencontres. Vathy fait partie de ces lieux magiques qui déposent dans nos mains ces partages éphémères dont certains sont la promesse de nouvelles amitiés.

Ce soir je contemple le soleil disparaître derrière le Péloponnèse, de l’autre côté du golfe. Il noie de son absence la silhouette des collines céruléennes et ses ombres alchimiques transmutent les couleurs : le bleu devient gris, le gris noircit, la mer perd sa brillance argentée et se prépare pour la nuit. J’observe l’élégance de ces lavis, la quiétude du jour qui s’endort, je me sens proche du Monde.

Ma vie ralentit, elle prend le temps de la contemplation, plonge dans certaines réflexions, tisse des liens avec l’immensité qui m’entoure. J’ai mille questions, aucune réponse et parfois je m’en contente.

8 Comments

    1. Je n’ai qu’une envie, plonger dans ce rêve où les sens sont tous sollicités à leur apogée.
      Bonne continuation
      Et merci pour ces partages

      Virginie

    1. Oui ! … superbe texte, comme habituellement !
      On les attend toujours avec impatience, pour rêver d’escapades, d’explorations et de découvertes …
      Un partage d’Amour et de Vie …

  1. Bonsoir Fabienne
    Je ne me lasse pas de vos récits, de ses beaux paysagez.Profitez de cette douceur estivale avant d’arriver en hivet.
    Au plaisir de vous lire bizz
    Dominique

  2. Toujours aussi poétique! Magnifique. S’il te plaît, continue à nous ravir. Merci

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