l’équinoxe

Il y a quelques jours la nouvelle lune étalait un fin croissant horizontal au firmament : c’est ainsi qu’on reconnaît l’approche de l’équinoxe, le croissant de lune oublie sa verticalité et se métamorphose en une barque légère qui avance parmi les vagues étoiles.

matin d’équinoxe d’automne

Aujourd’hui la nature est équanime et les jours sont aussi longs que les nuits. Mais le fait est rare et dès demain la nuit l’emportera, l’obscurité tiendra sa revanche sur les feux de la Saint Jean qui célébraient au Solstice la suprématie de la lumière sur le monde.

Vivre nomade sur la planète, c’est se laisser entrainer par ce vaste déséquilibre qui nous pousse vers l’avant. C’est contempler sans le comprendre les croissants de lune gonfler sous la levure étrange de la nuit puis rapetisser une fois que l’astre atteint sa plénitude. Les manuels savants nous l’expliquent, mais qu’importe l’axe du soleil, c’est bon pour les classes scolaires, ici on apprend avec le cœur, les émotions et l’expérience.

Un homme est devenu fou une nuit. Son voilier mouillait à quelque centaine de mètres du notre dans une baie agréable. Il a hurlé sans reprendre haleine pendant plus d’une heure, jeté les biens de sa femme à l’eau, sa valise, ses vêtements, son sac à main. Un loup garou frappé d’hystérie. Elle ne bougeait pas, ne disait mot. Il s’est enfin calmé. Le lendemain matin un orage violent frappait la côte. Les livres nous apprennent qu’il n’y a aucun lien. Je me souviens pourtant des veilles de neige, quand mes enfants s’excitaient tant à courir partout en riant que je ne pouvais les coucher.

La vie se gausse des livres, elle veut apprendre toute seule, analphabète elle se lance dans l’arène et expérimente. C’est la plus belle des leçons. Le soleil rend heureux, le brouillard réactive les rhumatismes et certains ont mal à la tête la veille d’un changement de temps. Demandez à l’académie des Sciences de vous l’expliquer : elle s’empêtrera de son ignorance. Nous sommes les enfants de la Nature et respirons à l’unisson de ses pulsations.

Bientôt le froid règnera sur les chaleurs. Il y a quelques jours, nous étions entre amis à Athènes, attablés devant des assiettes élégantes et savoureuses, les verres trinquaient et nous mélangions nos mots et nos rires dans la profondeur des discussions légères. La vie est remplie de petites joies mais celle-ci s’imposait dans mon cœur. D’un œil distrait je contemplais l’extérieur nuit : il pleuvait dru et les arbres ployaient sous le vent. L’orage avait laissé ses coups de semonces derrière lui pour rappeler à l’humain qu’il était maître du ciel.

Quand nous sommes rentrés à bord d’Aleph au mouillage, il a fallu traverser en pleine nuit et sous la pluie une mer fâchée après l’orage. Les vagues, vexée d’être dérangée par notre dinghy et son petit moteur élevaient leur écume au-dessus de notre frêle embarcation pour nous attaquer de leur masses d’eau froide. Nous avons eu du mal à retrouver Aleph dans la noirceur de la nuit et en le cherchant des yeux, je songeais aux retours des soirées quand on conduit une voiture confortable et chauffée, munie d’un GPS.

La vie nomade sur un voilier, si elle fait rêver certains, devient plus rude à l’approche de la saison sombre. Depuis cet orage les nuages trainent dans le ciel comme s’ils avaient oublié quelque chose derrière eux, ils tournent, reniflent, hésitent à disparaître. Aujourd’hui l’équinoxe célèbre le début d’une gestation : dans 9 mois l’été reviendra.

En automne, les levers de soleil sont névrotiques : ils laissent à l’été la platitude sage du rose pour se parer de l’or de septembre et d’un gris violent qui étale sa colère sur l’azur. Comment furent les nuits d’Hélios pour qu’il vomisse autant de passion ?  Les plus beaux levers de soleil, je ne les ai pas vécu devant une carte postale, mais bien en me réveillant tôt le matin, souvent sous les miaulements des chattes qui exigent leur déjeuner. La nuit tout est gris, même les chats, paraît-il, mais l’aube, geôlière du soleil lui rend soudain sa liberté. Il arrive, précédé de ses rayons : le pourpre dévore le gris pour étaler sa royauté sur le monde, prête au sacrifice. C’est légitime : dans la nature le prédateur sait qu’un jour il sera proie. Car déjà vient l’or qui affaiblit le pourpre et sans avoir eu le temps de comprendre le ciel se teinte d’azur très haut et sert d’arène au drame qui se passe à chaque aurore quand Hélios surgit de l’eau, violemment, encore paré de quelque cauchemar.

C’est le nuage qui crée la beauté. Il joue avec la lumière, la filtre, la fait éclater en plusieurs teintes, lui interdit soudain un territoire qui se couvre d’ombre, mais ce n’est que pour faire ressortir la splendeur aurique de cette lumière qui descend du ciel pour parer le ciel d’une magie éphémère qui fait sursauter le cœur.

Cela fait bientôt cinq mois que nous vivons jour après jour en communion pudique avec les éléments de la Nature. Nous avons chaud, froid, nous frissonnons sous le vent, nous sommes nauséeux sous une houle trop prononcée, nous inventons des courants d’air à bord d’Aleph pour combattre l’immobilité d’un air suffocant, nous chassons les moustiques, nous nous rafraichissons dans la mer et cherchons l’ombre tournante sous notre bimini… Et en guise d’écran, c’est l’horizon toujours : l’air sur l’eau, quelques rochers qui accrochent le regard, des îles à n’en plus finir ou le continent que nous avons rejoint la semaine dernière après des mois de fréquentations exclusivement insulaires.

Vivre sur un voilier apprend une chose : on ne peut se cacher. On se confronte à soi-même, on vit avec son corps, ses faiblesses, ses fragilités, ses forces aussi. C’est un retour à soi, à l’essentiel. On ne peut tricher, faire semblant, appuyer sur une télécommande pour changer le programme ou claquer la porte pour ne pas voir la pluie tomber.

Il faut faire face, « face » c’est à dire le visage tourné vers la vie. Et cela me ravit. (Me ra-vie ?) On apprend peu à peu à s’aimer et à s’accepter avec toutes les limites absurdes de l’humain qui aimerait voler mais ne sait pas faire pousser ses ailes, qui aimerait léviter mais ignore comment se séparer de la matière rassurante.

Il y a trois mois nous avons fêté le solstice et sa lumière intense, forte, omniprésente. C’était simple, confortable : il inaugurait les chaleurs de l’été. Aujourd’hui nous fêtons l’équinoxe et sa lente descente vers le royaume sombre. Vers la froideur. Les pulls sont ressortis.

L’équinoxe est la justesse du temps qui s’écoule. L’être humain n’est qu’un fétu de paille embarqué dans les vagues d’ombre et de lumière qui s’habillent de froid et de chaleur. On les appelle saison pour mieux les contrôler mais tout cela est illusion car la planète est un enfant sage qui ne supporte aucune autorité. Un jour peut-être elle inventera des froids caniculaires, le mistral qui souffle du sud, des cyclones en pleine méditerranée (ils existent déjà, depuis quelques années) et des pluies de grenouilles en plein cœur de l’hiver.

Demain l’ombre sera plus longue que la clarté mais qu’importe : dans trois mois nous fêterons à nouveau la naissance de la lumière. Cela réconforte l’homme de poser son calendrier sur les caprices du soleil. Petite vanité parmi tant d’autres, qui font sourire. Et puis les calendriers c’est doux, cela permet de fêter.

10 Comments

  1. Fabienne, tu es loin et tu es proche… merci de ces textes magnifiques qui nous font partager ton voyage… et voyager dans l’essentiel. Je t’embrasse!

  2. Ce texte sur l’éternel renouvellement et l’impermanence, tellement yogi 😊, est magnifique! Merci

  3. Encore bravo Fabienne. Tes textes ne se contentent pas de nous apporter de vos nouvelles, ils nous gratifient à chaque fois d’une belle bouffée de poésie. Magnifique
    PS j’ai un problème, je ne suis pas prévenu par mail de tes nouveaux textes. Peux-tu essayer d’y remédier? Merci et bises

  4. Bonjour Fabienne,
    Vous lire me fait voyager un peu aussi, Merci!
    Vos histoires sont quelque part entre le roman et la poésie… et ça fera sûrement un très beau livre un jour … peut-être😉👏
    Bravo et bonne continuation à vous et Aleph

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