l’homme & l’humus

Depuis les Saintes Maries de la Mer nous avons traversé la Méditerranée pour ricocher vers l’Est et ses remparts orientaux : au loin la Turquie se profile, Bodrum illumine la nuit de ses immeubles en front de mer rangés sagement contre des rues perpendiculaires, le pays chaotique se cache derrière la rectitude de ses agglomérations nouvelles.

debout sur le monde

Notre odyssée est un collier qui égrenne ses perles aux noms d’îles, nous avons croisé Fournoi, Agathonisi, Lipsoi, Leros, Kalymnos puis Nisyros, l’île minuscule au volcan qui refuse de s’éteindre, fier de ses 17 cratères jaunis par l’acide sulfurique. Nous quittons le Dodécanèse pour repartir vers l’Ouest en passant de terre en terre. Ici point de terre noire, d’humus tiède et humide qui offre sa richesse au germe à venir : ces îles ne sont que cailloux, roches blanchies par le soleil trop fort et pourtant, la tige verte y a sa chance, la racine argentée y trouve l’eau nécessaire pour faire jaillir le buisson.

Homme et humus partagent la même racine. Et je ne parle pas de la plante de nos pieds mais d’étymologie indo-européenne. Dans son austérité judéo-chrétienne notre ancien testament nous parla de poussière mais c’est de la terre meuble, parfumée par l’averse, profonde et humide que nous venons.

J’ai besoin de cette terre, peut-être encore plus maintenant que je vis sur l’eau. Je veux y poser mes pieds pour me sentir droite comme la tige verticale des fleurs et monter vers la lumière, toujours, même dans les moments de doute.

Hier nous avons fait escale à Levitha, un pan de falaise oublié du monde qui dériva sans doute d’une île voisine pour arrêter sa course entre Amorgos et Leros.

Nous avons fait halte dans une crique protégée, un long bras de mer qui pénètre la terre de son étroitesse. L’espace d’un jour notre jardin fût l’eau turquoise et la roche blanche et notre maison toujours Aleph amarré à une grosse bouée qui se balançait mollement, loin de la houle et du vent qui régnait au large.

A terre, depuis un ponton où accoste notre dinghy part un chemin de pierre qui nous emmène le temps d’une dizaine de minutes de marche à travers la garrigue où le thym se dispute avec le genévrier, où quelques chèvres bêlent depuis leur champ de pierre. Un pin détonne dans ce paysage ras, il signe l’entrée d’un hameau : trois maisons amoncelées en désordre autour d’une cour ouverte sur le vent tranquille et l’horizon outremer. Un mur de pierres délimite l’espace, décoré en sa hauteur de morceaux d’amphores antiques maquillées de coquillages et arrachées au silence de la mer par les pêcheurs locaux.

Quelques tables de bois arborent des nappes en plastique à gros carreaux bleus. Cette taverne n’a pas de nom, aucune enseigne ni même de menu. Mais Manolis est là qui nous accueille, torse fier et sourire franc, sourire que je retrouve sur le visage de ses trois enfants qui s’affairent entre les tables avec lui. L’ainée, la jeune fille avance les bras chargés du grand plateau pour apporter les assiettes de chèvre sauvage et de poisson grillé aux convives. Le cadet énumère les plats du jour à qui le demande et le benjamin, pieds nus et tête rasée, court partout comme un cabri en se faisant semoncer par son grand frère qui le ramène régulièrement aux cuisines où la mère invisible s’affaire aux fourneaux.

Ici il n’y a pas de réseau, « 3G, 4G » ne sont que des expressions sans réalité venant d’un autre monde, les trois maisons de l’île n’ont même pas d’électricité. Ici on vit au gré de la nature. Pieds nus comme le petit, souriant comme le père et détendu comme cette poignée d’étrangers dont nous faisons partie, venus avec leur voilier faire escale un soir. On trinque à l’ouzo, un poisson grille au feu de bois et embaume l’air, le petit éclate de rire et se remet à courir après un chat dans le crépuscule qui s’installe.

Capitaine en proue

En rentrant sur Aleph la lune dans sa plénitude s’offre à nous et si je tentais le jeu de mot, je penserais que cette île au nom bien choisi nous offre un pas timide vers une lévitation à travers les âges. Ce soir sur ce chemin où quelques grillons discrets accompagnent nos pas nous sommes à l’orée de l’humanité ou peut-être à ses confins, très loin en tout cas des conflits qui se trament chaque jour sur nos médias. Ici il n’y a que la nature sauvage et archaïque qui sert d’écrin à notre présent.

L’homme vient donc de l’humus et j’ai besoin de cette terre, je suis une terrienne et mon plaisir, quand nous larguons les amarres d’Aleph, quand nous gitons sous le vent et que notre voilier fend les vagues de sa puissante étrave, mon plaisir c’est de savoir qu’au bout du jour une île nouvelle attend.

Homme et humus, l’un ne va pas sans l’autre. Rajoutons l’humilité, celle que nous enseigne la terre quand elle nous offre tout sans rien demander en retour. Cette humilité qui surgit quand l’égo s’endort, qui adoucit le cœur et élargit le souffle. L’humble ce n’est peut-être que rajouter le « » du bleu de la mer à notre condition …

Je divague entre deux vagues mais n’est-ce-pas le propre du poète de faire divaguer le monde pour lui offrir le possible d’autres perspectives et d’autres horizons ?

Les falaises d’Amorgos et le fameux monastère blanc, générique du Grand Bleu

11 Comments

  1. Oui, joyeux Anniversaire , Fabienne puisque ce n’est pas un secret , en souvenir d’un autre au moins où tu avais fait provision de chatons , notre mer est bleue aujourd’hui mais pas toujours, c’est l’estuaire de la Gironde qui a vu passer de nombreuses voiles et la semaine dernière la Solitaire du Figaro , bon vent à vous deux 🏂🏹

    1. Les chatons ont à présent 5 ans et sont à bord avec nous ! Des tourangelles globe-trotters…. la vie mène à tout quand on s’ouvre à tous les possibles. Merci pour tes voeux, plein de tendresse à toi et à tes enfants

  2. on aimerait vous y retrouver sur cette petite ile qui sent le thym, au source de l’archaïsme qui replace au centre de l’essentiel ,merci pour ces partages qui sentent les embruns et le poisson grille…je trinque joyeusement a ton nouveau printemps!

    1. oui, un printemps nouveau alors que l’été s’abandonne à l’or de l’automne… j’aime ces anachronismes.

  3. C’est toujours un plaisir que de te lire. Quelle poésie au détour de chaque ligne! Bravo pour ces aventures et encore plus bravo et surtout merci pour nous les faire partager.
    J’en profite pour te souhaiter un excellent et joyeux anniversaire. Bises.

    1. Mon cher Alain, que serait la vie sans le partage ? c’est le sel de nos existences, celui qu’on rajoute sur l’os pour relever la substantifique moelle… 😉

  4. Merci infiniment Fabienne pour votre partage ✨🐬🙏🏻

    …le B de humble , peut-être aussi pour le Bleu du Ciel💫

    Je vous embrasse

  5. Petite parenthèse de lecture aux senteurs de terre, de mer, de romarin et d’embruns… merci pour ce délicieux partage. En pensées avec vous, que l’aventure continue…

  6. Merci de me faire divaguer et d’offrir d’autres perspectives et d’autres horizons 🌅
    c’est tellement bon!

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