Quitter Korthi

Pendant tout le mois de juillet, le vent n’a cessé de souffler autour de nous, long hululement continu entrecoupé de rafales colériques. Nous sommes chez lui : dans son palais égéen il nous rend prisonniers de nos escales et nous relâche à la mer dans son bon vouloir.

le petit port de Korthi

Nous serons resté 29 jours dans le port de Korthi (Andros), à attendre une fenêtre météo qui ne venait pas. L’ancre et les amarres de poupe classiques ne suffirent pas pour maintenir Aleph en place, il a fallu plonger, rajouter des amarres sous l’eau, fixées aux vieilles chaines rouillées qui trainent au fond du port : une ancre de plus d’un mètre ayant appartenu à un ancien navire marchand rouillait ses quintaux entre les algues, en plongeant j’y ai frappé une amarre, sûre qu’Aleph ne bougerait pas. Le vent en a décidé autrement : de son souffle puissant sur l’étrave le petit-fils de Zeus réussit à raguer l’ancre au fond de l’eau sur plus d’un mètre.

la plage de Robinson

L’aventure d’un voilier se vit sur l’eau. À quai, emprisonné par ses amarres, Aleph ressemble à l’albatros de Baudelaire. Alors nous sommes sortis pour profiter de la terre, nous avons visité le village de Korthi, que j’affectionne depuis de nombreuses années, nous avons partagé des beaux moments avec notre famille, nos amis, nous avons rencontrés leurs amis qui sont (par la loi mathématique primaire des + et des – que tout enfant apprend à l’école élémentaire) devenus nos amis également. Les pêcheurs sur leur caïque discutaient chaque jour avec nous de la météo et les mots étaient toujours les mêmes « ça tape dehors, faut pas sortir aujourd’hui » « force 9 Beaufort annoncée, n’y allez pas » : Éole nous gardait jalousement à terre.

On ne lutte pas contre les anciennes divinités. Dans le tumulte d’Éole il y a toujours une sagesse.

création d’Éole dans les cieux

Nous nous sommes alors glissés dans la vie sédentaire du village de pêcheurs : promenades matinales avec les deux chattes, qui chaque jour s’aventuraient un peu plus loin d’Aleph, prenant confiance dans cette géographie inconnue. Café grec le matin sur la place du village, dans l’ombre des vieux mûriers, des romans à finir, des salades à partager, des rires et des siestes, des baignades dans les rochers : le temps d’une lunaison, les marins que nous étions sont devenus terriens. Peu à peu nous oubliions notre vie nomade.

Et puis un jour Dimitri le pêcheur nous a dit « la semaine prochaine le vent se calme, c’est un bon moment pour partir ».

Heureux de reprendre l’aventure, triste de laisser ce village aimé, nous avons préparé Aleph, vérifié les voiles, le moteur, fait le plein des réservoirs d’eau, empli notre glacière de fruits et de légumes, rempli les bouteilles d’eau fraiche puisée à la source du village et mercredi matin quand le soleil s’est levé nous avons dénoué un par un les 9 amarres qui nous retenait à terre. Au fond de l’eau, le dernier nœud ne cédait rien, il m’a obligé à plonger pour couper la corde à l’aide d’un couteau cranté. Une déchirure… je laissai derrière moi le nœud abandonné d’une amarre qui ne servait plus à rien.

J’ai promis à l’île de revenir.

Dans la baie Éole nous attendait, il avait levé pour nous une mer houleuse, cassante, agacée peut-être par notre départ. Aleph a roulé, roulé, roulé… Que le départ était difficile. Nous avons décidé de traverser en direction de l’Est pour rejoindre Icare. Un long corridor de Meltem nous attendait. Au bout de deux heures, las de nous voir souffrir, quand il a réalisé que nous partions vraiment, que la puissance de son souffle ne nous impressionnait pas suffisamment pour que nous fassions demi-tour, Éole s’est enfin calmé. Nous avons sorti les voiles, la mer s’est assagie et Aleph a filé vers Icare.

la fraicheur bienvenue de la source sous les platanes

Quitter Korthi fut une déchirure, mais l’envie d’horizon bleu est plus fort aujourd’hui que le besoin de s’enraciner dans la terre. Nos ailes ont besoin de s’étendre. Icare n’est pas un hasard…

10 Comments

    1. Super de vous lire à nouveau ! Ravis pour vous que vous repreniez le large! Ce village de Korthi donne envie. Nous avons bien pensé à vous en faisant la traversée de Barcelone à Minorque ! Belle continuation de navigation 🤲

  1. Quel plaisir de lire ces lignes sur Korthi, que nous avons tant aimé. Souvenir de la plage Robinson, des petits cafés, des balades et de la tortue …
    Merci pour cette magnifique photo du ciel fâché. Bon vent et bonne suite.

  2. Ah enfin! J’attendais avec impatience tes récits qui nous font naviguer à moindre effort… Bon vent à tous les deux, non pardon, tous les trois avec la chatte, euh non, tous les quatre avec Aleph qui bien sûr est une personne importante dans cette aventure.

    1. euh… tous les 5 : nous avons deux chattes à bord 🙂 un petit monde qui se tient les coudes à chaque nouvelle navigation

  3. Hello vous deux, quel bonheur de vous lire après ces longs jours d’attente a continuer cette aventure avec vous.
    Heureux pour vous et pour la suite de votre voyage.
    Bises des petits suisse 🇨🇭 😘

  4. Quel plaisir d’avoir de tes nouvelles, je pense souvent à toi, à vous deux au fil de l’eau , je t’embrasse fort

  5. Les belles rencontres font aussi partie du plaisir des escales. Souvent partage de quelques moments éphémères dans des tavernes ou à bord jamais très loin de la mer et de toutes les petites aventures qu’elle engendre et qu’on aime se raconter. On continuera à suivre votre blog.

  6. Tant que le vent souffle au dessus de 6 Bf, on ne sort pas. La prochaine fois, faites en sorte que votre empannage soit volontaire, sinon gare à la casse. Bon vent

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