Le vent n’a de cesse de souffler : il danse sans respecter le pas de valse, fouette les visages, gifle les yeux, s’emmêle dans les chevelures longues avant de se précipiter le long des ourlets des robes. J’ai renoncé à domestiquer mes cheveux qui blondissent, libres et désordonnés.
Nous sommes au pays des Cyclades, les îles de la mer Égée qui porte le nom du père de Thésée, tueur de Minotaure. Ici en été le Meltem souffle à s’époumoner, enfant capricieux venant du Nord-Est que nul parent n’osa dompter. Il fronce la mer trop plate, la fait déferler et lui arrache son écume comme le ferait un rapace quand il dépèce sa proie. Il s’abat sur les falaises Nord des îles pour les ronger de ses rafales, les sculpter à sa guise ; artiste incompris, colérique à ses heures, il jette à terre son œuvre et précipite des pans entiers de parois escarpées dans l’eau où elles gisent ici et maintenant et pour l’éternité.
La falaise répond parfois en écho à ses sifflements par des « chhhwwww…. » déférents en lui abandonnant son obole, sa poussière qui aveugle un instant le démon. Voici depuis des jours le spectacle qui s’offre à nos yeux, à bord d’Aleph : vues de la mer, les Cyclades sont des roches désolées débordant des flots tumultueux, abrasées par le vent qui refuse à l’arbre le droit d’ériger son tronc. Pourtant ces îles renferment des sources, des rires, des villages et des vallons verts soigneusement cachés entre les plis des collines.
Au port de Tinos les pêcheurs nous préviennent : aujourd’hui est un bon jour pour partir, demain le Meltem se fâche et sa fâcherie durera peut-être une semaine. À peine arrivés et nous voici repartis, un matin un peu moins venteux que les autres. La mer bleu sombre parsemée d’écume virginale nous accueille à nouveau, la houle serrée fouette l’étrave d’Aleph comme pour le prévenir : mais que fais-tu hors du port dans ces bourrasques dangereuses ?
Je prends la barre, une fois n’est pas coutume. Nous nous dirigeons vers le petit port de pêcheurs de Korthi, sur l’île voisine d’Andros. étape importante de notre odyssée, puisque nous avons un rendez-vous familial début juillet : mères, sœurs, enfants, cousins, nièces & neveux, pères & frères, grand-mère, amoureuses, chacun vient de loin pour se retrouver.
Cap au Nord : nous remontons Tinos sur sa côte Ouest pour passer le chenal étroit entre les deux îles et longer Andros sur sa côte Est. La baie profonde et abritée de Korthi nous attend au bout du jour. Nous longeons le lit de Meltem, inutile de sortir les voiles puisque Aleph remonte au vent. C’est donc au moteur que nous avançons, contre le vent, contre la houle, contre le courant.
L’étrave est secouée par des lames agressives, les falaises nues et sauvages nous accompagnent et les heures se succèdent sous le soleil implacable. Nous apercevons au loin le cap de Tinos : derrière lui le chenal nous attend, avec ses deux îlots à la surface déchiquetée, son phare, son courant contraire et son goulet de vent mauvais. Je fixe le promontoire à l’horizon qui ressemble au profil d’un crocodile : je vois dans les contrastes que le rocher dessine un œil exorbité, un museau long et des dents acérées ébauchant un sourire moqueur. En se rapprochant, la sculpture rocheuse prend la forme d’un loup couché, qui guette je ne sais quelle proie de sa gueule prête à béer. Les falaises parfois prennent des formes que l’homme peut reconnaître : gardiens des lieux pétrifiés depuis la nuit des temps. Puis, comme une tâche d’encre qui rencontre l’eau, le profil du loup gardien se dissout en celui de l’écureuil de « l’âge de glace » et malgré les rafales de force 7 Beaufort qui n’ont de cesse de nous secouer, malgré les embruns soulevés par la puissante proue d’Aleph qui liquéfient sur nous leur lumière irisée, l’inquiétude tapie dans mon ventre disparaît : ce chenal redouté est gardé par l’écureuil intempérant, les nœuds serrés que l’appréhension ancra dans mes entrailles se dénouent dans un sourire. Je reste cependant aux aguets et barre, concentrée sur les vagues illogiques que soulèvent les courants contraires.
Deux heures après avoir passé le chenal, nous arrivons à Korthi et je seconde Didier dans ses manœuvres d’amarrage en faisant appel à une poignée de gamins en train de pêcher des sardines sur le ponton, ils tirent de toute la force de leurs muscles juvéniles sur les amarres pour dompter Aleph et l’immobiliser enfin au quai du petit port. Aleph remue doucement au bout de ses amarres, entouré de caïques de bois aux couleurs bariolées; une patrouille d’oies blanches nageant à la queue leu leu vient inspecter de près le nouvel arrivé. Elles cacardent entre elles, semblent approuver et continuent leur nage.
Il me faudra deux jours pour récupérer de cette navigation épuisante; les crampes tordant mes doigts sur le gouvernail, les yeux piqués du sel des embruns, les pieds ankylosés ne sont que souvenirs évanescents. Si la volonté de braver les intempéries malmena mon corps, le lendemain ce fût lui qui, revanchard, malmena mon esprit. L’épuisement est un sombre instigateur qui plante l’incertitude au fond de l’âme : suis-je vraiment intrépide ? Dans le désarroi je sonde mon cœur et n’y trouve plus aucun courage, la volonté semble morte, je suis une écorce vide piétinée par la fatigue. Le vent incessant et l’épuisement m’ont jetée à terre ; le lendemain de cette navigation sueurs froides, nausées, douleurs et vomissements se sont emparées de moi et je me suis mise à douter. Le voyage doit-il être douleur ? J’ai repensé aux pénitents de Tinos : dois-je m’écorcher la chair pour me sentir vivre ? Non. Je n’ai pas choisi la force du vent ni la hauteur de la houle : je me suis juste confrontée à eux. Il n’y a aucun vainqueur sur la mer, l’œuvre se compose d’une musique sauvage sur laquelle s’improvise une chorégraphie entre l’homme et la mer, entre la voile et le vent.
Après quelques jours mes démons se sont apaisés, repos & sommeil ont eu raison d’eux. Nous sommes à quai, amarres doublées et le vent n’a qu’à gémir autour de nous, il ne réveillera aucune inquiétude dans un cordage qui crisse et se tend brusquement, faisant sursauter Aleph dans sa douce somnolence.
1674 miles nautiques après notre départ, nous sommes arrivés à Andros. Je redeviens terrestre, pendant quelques semaines je vivrai pieds nus, foulant la terre, humant les parfums végétaux, me reposant sous l’ombre piquetée des oliviers, m’enivrant de la stridence ininterrompue des cigales.
Ce crocodile a du voir de belles histoires passer sous ces yeux.
Je te retrouve bien vite parmis les cigales. J’ai hate de fouler la terre d’Andros avec nos pieds nus. 💙
Cc superbe récit. Tu n as jamais de mer ? Moi si. Je voyage à travers tes récits… et c est super merci bises
Bon repos et belles retrouvailles
Quel émerveillement à chaque lettre !!! Merci infiniment !
Exquis. Ton écriture nous transporte tellement. Merci Fabienne
Au plaisir de vous lire et bonne suite de voyage