la Vierge de Tinos

Il est six heures du matin : le clocher d’une église carillonne dans l’air encore frais empli du parfum de jasmin. Nous sommes arrivés hier à Tinos trouver refuge dans le port : si les italiens revendiquent leurs îles éoliennes comme demeure d’Éole, la mythologie grecque affirme que c’est bien Tinos qui abrite le domicile officiel de ce dieu venteux.  Bien qu’il sévisse sur les Cyclades en se servant d’un pseudonyme (Meltem) nous l’avons reconnu et il nous habitue à ses rafales incessantes : avec lui nous apprenons peu à peu à naviguer dans un force 7 Beaufort établi.

Sur la colline qui surplombe le port de Tinos se trouvait un ancien sanctuaire chrétien brûlé par les sarrasins au XIIIème siècle. Un jour une nonne fit un rêve qui lui indiqua l’emplacement de l’icône miraculeuse d’une Vierge à l’enfant : une église de marbre blanc fut érigée pour accueillir la peinture sacrée qui, selon la légende, fut peinte de la main même de Saint Luc. Peu à peu les pèlerins, avides de miracles, affluèrent.

Je m’échappe ainsi de bon matin dans les ruelles désertes de Tinos pour profiter de cette fraicheur bienveillante qui ne durera pas. Le soleil affleure à peine les toits plats des maisons blanches et illumine sur la colline le clocher de l’église blanche ; depuis le port une longue allée pavée mène en pente douce vers ce haut lieu de pèlerinage orthodoxe.

Longeant le trottoir, un tapis élimé monte à l’assaut de la colline en délimitant un long corridor à ciel ouvert qui permet aux pénitents de gravir ces quelque cinq cents mètres à genoux. Les agenouillés sont essentiellement de femmes, souvent habillées de noires ; il ne semble exister aucune règle à la pénitence, sauf celle de se présenter devant la Vierge en lui offrant un mélange d’humilité et de souffrance.

Une jeune femme à visage d’ange s’agenouille au début du tapis sombre avec ses deux enfants d’environ 5 ans. Ils pleurent et se révoltent de cris stridents, elle leur répond d’une voix sereine, se met à chanter dans un murmure si doux que les cris enfantins se taisent. Vaincus, ils se mettent à genoux près d’elle et avancent en silence. Mais ce n’est que le début du périple et je me demande comment leurs tendres genoux arriveront devant l’icône sans saigner, sans arracher souffrance et incompréhension à ces enfants dont le regard ne semble fixer que l’insouciance de chaque instant. J’observe la petite fille qui tient la main de sa mère en avançant à ses côtés, sa jupe imprimée de fleurs roses virevolte autour de ses cuisses, la peau innocente de ses minuscules genoux frottant à chaque avancée contre le tapis rêche.

Les pénitents commencent à genoux mais rapidement la douleur les rejoint, les courbe de sa poigne implacable et leur font plier l’échine ; ils s’aident alors de leurs mains pour avancer : le bipède humain devient quadrupède le temps d’une pénitence.

Plus loin encore la souffrance étourdit le corps. Une pénitente s’arrête, relève son pantalon pour contempler ses genoux grêlés de tâches écarlates; elles les caressent d’un effleurement délicat, est-ce un acte d’encouragement ? Une consolation ? Puis après un soupir et un regard vers l’église qui se rapproche imperceptiblement, dans une volonté suprême elle se résigne au tourment de chair et poursuit son chemin de croix.

Une autre femme s’est arrêtée, le visage enfoui dans ses mains elle pleure. Elle seule sait sur quoi elle pleure. Elle seule sait pourquoi elle avance à genoux vers la Vierge bienveillante faiseuse de miracles. Vient-elle demander le sien ? Vient-elle se faire pardonner une tâche sombre au fond du cœur ? Immobile sur ce tapis de souffrances, ses yeux coulent sans se tarir. Pleure-t-elle sur elle ? Sur les siens ? Sur le monde ? Une fois la larme affaiblie, le mal ravalé, elle reprendra sa lente agonie, choisie, désirée.

A l’orée du sanctuaire la moquette grise se transforme en tapis rouge, il faut encore gravir quelques dizaines de marches coupantes qui mènent à l’église, passer le portique coupe file qui possède un passage ouvert au sol que l’on ne peut franchir qu’à genoux. Puis on pénètre dans la nef sombre baignée d’encens et de lumière frêle des cierges à la cire d’abeille. Ici le pénitent osera, à genoux devant l’icône miraculeuse, remonter la tête pour croiser enfin le regard de la Vierge maternelle. Que va-t-il découvrir alors, qu’il ne savait pas déjà ?

Étrange pénitence que l’on s’inflige sans l’aide du bourreau, sans aucun juge, aucun juré, aucun témoin ni avocat. Ce tapis négligé, tendu près du trottoir à même le caniveau est une désarmante invitation à la douleur. Mais cette douleur désirée semble être l’écrin d’une chose plus grande, plus profonde encore qui germe du cœur même.

Ce chemin n’est-il pas une œuvre au noir pour ces agenouillés qui marchent somme toute vers la lumière ? Sans doute la noirceur du tapis vient-elle des scories abandonnées à chaque genou mis à terre. Un jour à Chartres, j’ai déambulé sur le labyrinthe, pas à pas, suivant de manière soumise les circonvolutions étranges de ce dessin vieux de mille ans qui n’aboutit nulle part d’autre qu’au centre du cercle parfait. Ce fut une expérience troublante, une prière païenne lente et fascinante, Dieu ne m’attendait pas au cœur du labyrinthe et je n’attendais pas non plus sa présence. Peut-être était-ce moi que j’attendais en déambulant jusqu’au cœur en forme de fleur de la géométrie médiévale, peut-être est-ce moi que j’ai rencontré, quand j’ai vu arriver cette femme qui marchait vers moi, à petit pas, qui m’a sourit et m’a dit « je t’ai (re)trouvé ».

Ces chemins de croix, qu’ils soient religieux ou païens se ressemblent. Les milliers de kilomètres de Compostelle, les centaines de pas de Chartres, les genoux écorchés de Tinos, les traversées du désert, les transatlantiques, le passage du Cap Horn, l’ascension de l’Everest ou l’Odyssée de ce brave Ulysse…. Au bout du compte, la seule personne qu’on découvre, à l’arrivée de notre quête, qui nous attend les bras ouverts, le cœur en fête et de la lumière plein les mirettes, c’est bien nous.

Qu’importe le but si le chemin est beau. Il n’est souffrance que si on se l’inflige. Il sera lumière si on sait percer nos ténèbres pour les emplir de lumière dès le premier pas, dès le premier genou mis à terre, dès la première larme versée.

3 Comments

  1. Belle description… qui nous laisse divaguer dans nos propres interrogations… ce chemin de vie qui nous est propre, avec ses sentiers toujours changeants, pleins de douceur ou tordus, c’est selon… qui nous emmène dans la joie ou parsemé de petits et gros bobos. Est-il vraiment nécessaire de se mettre les genoux en sang pour y voir plus clair ?
    Superstition ? Que dit le Larousse ? Superstition : Comportement irrationnel vis-à-vis du sacré ; attitude religieuse considérée comme vaine.
    Fait de croire que certains actes, certains signes entraînent mystérieusement des conséquences bonnes ou mauvaises ; croyance aux présages, aux signes.

    Et pourquoi porter un jugement …

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