les soleils morts

entre Dhespotiko et Antiparos, à l’orée de la nuit sombre

A force de trop dormir la journée, fatalement la moindre résonance dans la nuit silencieuse m’extirpe du sommeil : un moustique insistant, une drisse qui grince, le bruit sourd de la chaine quand elle rague sur un rocher.

Je sors alors sur le pont pour observer la nuit impudique parée de ses lumières timides. Aleph se tient sage entre Dhespotiko et Antiparos, dans une eau d’un bleu pâle le jour qui vire au noir d’ébène la nuit. Au loin dans l’infini sombre veillent les soleils qui prennent la forme de constellations et de trainée lactée géante, celle qui gicla un jour du sein d’Hera pour remplir la vacuité du monde céleste. Près de moi ce sont les feux de mâts que la poignée de voiliers dispersée autour de nous a allumé et qui dessinent une pléiade étrange autour d’Aleph : autant d’étoiles qui semblent être tombées des cieux comme un Lucifer chassé du paradis.

Si aucune lumière ne brille sur l’îlot désert et sauvage qui abrite les ruines d’un temple d’Apollon, à l’horizon proche Antiparos luit de ses réverbères alignés avec sobriété le long de ses routes clairsemées. Une brise discrète tient les moustiques à distance de ma peau nue. Dans l’ombre sombre de la nuit les silhouettes de mes deux félines affleurent sur le pont : chasseresses nocturnes, elles guettent le moindre bruit, le mouvement imperceptible : elles sont à l’affût de la mer. Un bruit proche dans l’eau sombre et invisible attire leur attention et mes tympans imaginent ce que mes yeux aveugles ne savent voir.

Il est l’heure de la lune : à l’Est je vois émerger dans sa splendeur rousse l’astre d’Artémis qui, lovée dans un fin croissant d’or fondu, monte en silence à l’horizon.

La nuit, le regard ne s’accroche que sur la lumière car les choses, visibles le jour, disparaissent ; ma nuit est emplie de réverbères, de feux de mâts, de soleils froids et d’un croissant lunaire. Un souffle de vent érige ma peau d’une chair de poule presque agréable en ces chaleurs estivales ; un grondement arrondi raconte les vagues qui meurent contre la falaise au loin. Avec le clapotis de l’étrave, ce sont les seuls bruits perceptibles de la nuit ; je lève la tête au-dessus de moi et contemple les myriades de soleils froids qui scintillent dans cet écran obscur qui jadis aidaient les marins à se repérer. Depuis quelques dizaines d’années le GPS a remplacé la poésie.

Ce que nous offre la nuit, c’est l’incertitude de ce qui se cache derrière les lumières. Nos neurones ne reçoivent pas suffisamment de matière pour traiter l’information. Mais le rêve fait tout ! L’imagination crée la source, invente la luciole, le phare tremblotant d’une moto, Cassiopée assise sur son trône ou un soleil mort depuis des siècles dont les photons, après leur voyage de plusieurs millions d’années lumières, projettent encore leurs scintillements lumineux sur nos rétines.

Ces photons sans matière sont-ils la preuve que l’énergie peut encore exister privée de sa source ? Aux confins de notre Univers un soleil est mort mais que nous importe puisque sa lumière resplendit encore. En est-il de même pour nos défunts ? Je repense à mon père. Feu ses atomes ne sont que cendres enterrées au pied d’un arbre au tronc blanc. Son esprit vif est à présent lettre morte, l’âme a continué son voyage sans fin en dehors de notre espace-temps, mais son amour, sa tendresse, son humour, voyagent-t-ils comme les photons des soleils morts, nous réchauffant toujours alors que la source n’est plus ? 

Petite, il me murmurait la nuit, quand nous contemplions les étoiles « Pafinène, les poètes n’existeraient pas s’il n’y avait pas les étoiles ». Et moi je songe, bien des années plus tard, que je n’existerais pas s’il n’y avait pas eu mon père et que ma poésie, je la tire peut-être de ces dix-mille soleils nocturnes, mais aussi et surtout de l’amour photonique que notre père nous a offert qui chaque jour encore me réchauffe de sa lumière. Un jour peut-être tout cela cessera et même les photons tendres ne seront plus. Mais alors, peut-être serais-je à mon tour dispersée à travers le vent, fine poudre de carbone et d’azote : ce qu’il restera de mes os. Comme ces soleils morts, j’émanerai des myriades de photons qui viendront réchauffer le cœur de mes enfants et de tout ceux que j’ai su aimer. Et mes mots imprimés, comme des photons privés de leur source, continueront d’exister de leur propre existence, sans avoir besoin d’aide de la plume qui jadis les créa.

4 Comments

    1. On se laisse prendre par le sommeil et on fait la sieste avec toi, bercés par le clapotis, par la poésie, par les créatures de la mer . Comment résisterait-on?

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