
Heureux d’arriver à bon port ! Nous amarrons Aleph et partons faire un tour avec Khaleesi et Kalisto sur terre ferme. Elles qui se contentent d’observer le rivage de loin à chaque mouillage, en humant les parfums de terre de leur minois délicat, semblent heureuses aujourd’hui de s’étirer les pattes et se délier les muscles en de longues courses effrénées qui les livrent toutes entières à leur besoin de liberté ; queue d’écureuil dressée, elles se roulent sur un sol sec et terreux pour ébouriffer leurs poils, marquer un territoire fictif de leur parfum et repartent aussitôt, s’arrêtent pour décrypter un bruit insolite ou se mettent à l’affût d’un effluve invisible. Cette promenade sur la jetée du port, puis dans le terrain vague adjacent fut le témoin de grands moments de stress pour ces deux ladies globetrotters habituées au célibat tranquille d’une vie autrefois rangée : je les retrouvai tapies côte à côte, tremblantes sous la benne immense d’un bulldozer désœuvré, leur regard à la fois désemparé et fâché posé sur un matou grec un tantinet trop entreprenant. Leurs yeux courroucés semblaient dire « mais pour qui me prend-il, ce maigre félin au poil terne et à l’oreille abimée ? ». L’amoureux efflanqué attendait à quelques pas que les donzelles sortent de leur refuge pour leur faire l’aumône de sa prunelle concupiscente et d’un reniflement d’arrière-trains. Nos petites félines sont encore trop farouches pour s’ouvrir aux coutumes locales.

Autour d’Aleph 3 tortues d’eaux, des « Caretta-Caretta » déambulent dans le port de leur gracieuse danse aquatique. La plus grosse fait un mètre de long, j’ignore son âge, l’imagine centenaire. Devant moi elle sort sa tête de l’eau, m’observe de ses yeux noirs humides avant de replonger avec nonchalance dans les eaux calmes du petit port. Toute la sagesse tranquille de la Terre se reflète dans ce regard et je me retrouve désemparée un instant devant tant d’élégance.

Monemvasia nous offre les premières cigales de l’été : en passant près des pins sauvages ces damoiseaux ailés crissent dans l’air chaud leur chant d’amour auquel répondent une poignée de dulcinées. Le soleil infaillible chauffe l’air à blanc mais la fin de l’après-midi promet quelque fraicheur. Nous partageons un moment avec Isabelle qui vit dans le Kastro et que je revois après des années en laissant tous trois divaguer nos souvenirs, attablés plein Est au-dessus de la mer. Le crépuscule teinte le rocher d’un mauve oranger et recouvre nos épaules d’une fraicheur gracile, les grillons nocturnes remplacent les cigales et au loin un point rouge sang affleure l’horizon liquide de la mer sombre : diva drapée d’écarlate, la pleine lune de juin fait son entrée sur scène. Les conversations s’arrêtent : la beauté impose le silence.
Du rouge elle passera à l’orange, puis à l’or quand elle atteint le haut de l’horizon. À l’aurore de l’été, la nuit dépose sur nous son manteau étoilé et son obscurité mystérieuse.
Demain nous reprenons la mer.
Une longue traversée nous attend : près de 75 miles nautiques. D’après les estimations, le vent soufflera du Nord à 20 nœuds, en toute probabilité les mêmes conditions qu’en doublant le cap Maleas nous attendent. Mais au fur et à mesure que les heures se succèdent, Éole ne fera qu’exagérer sa force en faisant fi des prédictions humaines. La houle se creuse et fouette de ses lames courtes l’étrave d’Aleph. La mer d’un bleu vif qui n’a rien à envier aux créations de Klein se couvre d’une écume aiguisée comme des lames de rasoir. Au milieu de l’après-midi alors que les côtes du Péloponnèse ont disparu derrière nous depuis bine longtemps nous apercevons l’ombre incertaine de Milos alors que le vent forcit encore. Aleph gite, Didier le tient d’une main de maître, nous avons pris deux ris et malgré cela nous filons entre 7 et 8 nœuds sur une mer hostile. A l’approche des falaises blanches de l’île volcanique le vent monte encore en puissance et c’est à présent 35 nœuds qui s’inscrit sur l’écran de notre anémomètre. La force du vent semble nous condamner à filer sans répit sur la mer. Les haubans sifflent sans discontinuer. La côte se rapproche et enfin, enfin le vent se calme et nous permet de rentrer les voiles, de mettre le moteur en marche pour mettre le cap sur un mouillage protégé.
Nous jetons l’ancre dans une crique de falaises blanches érodées par le vent et traversées de petites grottes. La mer a quitté son bleu profond pour nous accueillir d’un turquoise si délavé que nous voyons les bancs de poissons nonchalants entourer Aleph, comme pour lui souhaiter la bienvenue. Cette crique veillera sur nous en nous protégeant de la violence du vent qui sévit au large. L’après-midi touche à sa fin, les cigales ont remplacé les hurlements du vent autour du mât, sur la falaise où quelques buissons faméliques poussent nous voyons se découper en ombre chinoise une poignée de chèvres sauvages qui bêlent au crtépuscule. Les mouettes viennent voler les morceaux de pain que nous lançons aux poissons. les chattes s’installent sur nos genoux en ronronnant. Qu’il est doux de se sentir en sécurité.
Je repense à la benne qui servit de refuge à Khalessi et Kalisto sur le port. Chacun définit son danger, choisit son refuge et c’est bien la sensation de sécurité qui permet d’ouvrir à nouveau le cœur pour y faire passer le bonheur et toute sa kyrielles de petites émotions joyeuses.

Khalessi et Kalisto mériteraient d’avoir leur propre blog pour partager leurs émotions, car elles peuvent se venter d’avoir une vie hors du commun !
C’est certain. 5 ans et dans la fleur de l’âge, elles ont déménagé déjà 5 fois dont la dernière à bord d’Aleph : à chaque fois que nous atterrissons c’est un nouveau paysage à découvrir qui s’ouvre devant elles. Seront-elles un jour lassées ?
De retour en France avant de repartir en septembre, c’est agréable de suivre votre voyage.
Septembre est tout proche pour ceux qui aiment repartir… au plaisir de se croiser un jour.
Des chats, des bancs de poissons des mouettes des tortues des chèvres des cigales, une Isabelle, je suis heureuse de vous savoir si bien entourés. Je te lis depuis un bus qui me ramène de l’Espagne vers la France, entourée d’une faune masquée qui ne donne que plus de couleurs à ton récit….