Etna : rencontre avec le sang de Gaïa

En quittant Scilla, un village de pêcheur blotti sur un éperon rocheux, en Calabre, nous empruntons le détroit de Messine et mettons cap sur le seul mouillage sûr pour la nuit qui nous protègera du vent et de la houle : Naxos, une ancienne colonie grecque, blottie contre la ville de Taormine, au pied de l’Etna.

L’ancre est jetée, sa chaine descend violemment dans l’eau, Aleph peu à peu s’immobilise dans la baie. Face à son second volcan. Mais quel volcan !

Le géant culmine à plus de 3’000 mètres d’altitude, haut comme mes Dents du Midi.  Il fume continuellement, comme on tousserait d’une bronchite qui n’en finit pas. Les nuages de cendres s’échappent de son cratère et s’accumulent comme des champignons pressés les uns sur les autres, attendant qu’un souffle de vent les répande plus loin.

Face à nous en cette fin d’après-midi l’immense plage est bondée de clubs bruyants, leurs parasols alignés par centaines. Les musiques tonitruantes, discordantes et accumulées les unes aux autres ricochent sur l’eau jusqu’à nous et insultent sans le vouloir la beauté du paysage. Les vacanciers s’agitent sur leurs jet-skis, les moteurs ronflent, rivalisant de vitesse, de bruit et une poignée de petits bateaux moteurs de locations ajoutent leurs décibels à ce tableau improbable. Sur notre droite se dresse Taormine (où fut tournée une partie du « Grand Bleu ») qui étale ses maisons élégantes sur la colline ; ses premiers réverbères, lucioles fragiles, s’allument avec délicatesse dans un crépuscule qui s’affirme.

Face à nous, derrière la foule bruyante des plages de Naxos, se trouve l’Etna, colosse de pierre issu du ventre de Gaïa. Je perçois alors une trainée rouge dans la noirceur de sa pente : une coulée de lave géante, invisible en plein jour mais qui, tel un message écrit à l’encre sympathique, dévoile ses déliés dans l’obscurité intime de la nuit.

Fascinée, j’observe cette plaie dans le flanc du géant, blessure hémophile qui refuse de guérir. Devant cette montagne blessée je ressens soudain une compassion absurde : j’imagine l’Etna en animal souffrant, impuissant face à cette lésion qui libère un sang visqueux, rouge feu, acide.

Dans le panthéon hellénique, les dieux n’ont pas tous reçu la même promotion. Gaïa, la déesse Terre, fait partie des dieux primordiaux, elle naquit directement de Chaos. Sans l’aide de géniteur : une femme libre avant l’heure. Je contemple l’Etna et mes émotions se bousculent : est-ce un animal agonisant ? Ou Gaïa en train de pleurer des larmes de lave ?

A ses pieds Naxos fait la fête sur une plage qui fut jadis sauvage. Cacophonie absurde, enchérissement de décibels qui nous font oublier les bruits simples de la nature, tels que nous pouvions les écouter dans les mouillages de Sardaigne : ressac léger contre les rochers, petit duc la nuit et mouette rieuse le jour, vent discret se perdant dans les buissons bas.

Ce soir tout n’est que bruit, mouvement sans raison, fête, rires, néons fluorescents, séduction, peau bronzée, tatouage et boissons alcoolisées, dans le but d’un grand abandon collectif qui se perpétue chaque jour.

Mon regard reste subjugué par cette lave épaisse et sirupeuse, hémorragie fascinante que je contemple dans le plus grand des silences : les décibels de la plage ont fait place au long cri d’agonie de Gaïa : elle se meurt, mais de quoi est capable un lionne blessée, acculée par les braconniers ?

Je comprends soudain pourquoi ces gens ont besoin de bruits, de cocktails, de puissants moteurs, d’aller vite, de parler fort, de rire, de manger, de faire l’amour, et de recommencer chaque jour : vivre sous un volcan, c’est se confronter chaque jour à sa propre finitude. L’Etna a explosé en 1992, c’était hier. Les larmes rouges de Gaïa peuvent de nouveau se transformer en fureur explosive.  C’est elle qui aura le dernier mot. Toujours. Nous l’abimons, nous nous abimons, mais cette déesse archaïque issue d’aucun ventre féminin fera bien ce qu’elle voudra. La compassion me quitte comme elle était venue, brutalement, sans état d’âme. Ce n’est plus un animal mutilé que je contemple mais une déesse blessée qui nous confirme sa puissance. Et si soudain tout explosait, ces gens de Naxos auraient vécu comme il se doit : dans la folie douce de l’impermanence, en faisant beaucoup de bruit, en cherchant la joie dans le plaisir futile et peut-être, sans doute, si je m’arrêtais trop longtemps à Naxos, j’aurais cessé, comme eux, de contempler l’hémorragie de Gaïa pour me noyer dans des paradis artificiels, qui me feraient oublier ma propre finitude.

5 heures du matin, l’aurore silencieuse de Naxos. estampe japonaise.

5 Comments

  1. Je te retrouve dans le meilleur de ta forme lorsqu’il s’agit de laisser libre cours à tes émotions, retranscrites avec un talent exceptionnel.

  2. merci pour ce texte d’une grande justesse,d’une grande force …vous souhaite une belle odyssée
    je vous embrasse

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