Ithaque : rien d’autre que le chemin

Beaucoup nous imaginent déjà en mer alors que chaque soir notre bateau oscille sagement sur ses amarres. C’est que la préparation est longue et minutieuse pour aménager notre voilier pour sa future vie de caboteur. Notre philosophie de vie change, puisque nous devenons des gens du voyage à l’esprit nomade : être en partance chaque jour, pénétrer des ports inconnus, contempler un horizon toujours neuf, défricher nos ignorances en explorant nos terra incognita (cela va régaler plus d’un psychologue !)

Un bateau n’est jamais près, mais il faut bien partir un jour. Nous avons fixé le grand départ au 1^Er mai. Le 7 juillet nous avons notre grand rendez-vous familial à Andros, une île grecque que j’affectionne particulièrement. Cela nous laisse 67 jours.  Il est temps de tracer la route. Nous apprenons hier que suite à un éboulement, le canal de Corinthe est fermé jusqu’à nouvel ordre.

Cela signifie que nous allons contourner le Péloponnèse, ce qui prendra plusieurs semaines de plus. Qu’importe ! Une route tracée n’est qu’une humble proposition que nous soumettrons chaque jour au vent et à la mer, car ce sont bien eux, Eole & Poséidon, qui décideront selon leur bon plaisir.

Sur nos cartes nous soulignons les ports et ces points forment une droite un peu froissée qui évoque le parcours d’un élève buissonnier. D’abord les Frioul, îles au large de Marseille, que nous avons découvert l’été dernier. Nous avançons jusqu’à Cap Camarat, à Ramatuelle, où j’ai passé mes étés d’enfance à courir pieds nus dans la pinède. Puis c’est la grande traversée vers la Corse. Les îles sanguinaires et Ajaccio, vacances en familles chez Isabelle il y a 20 ans de cela, avec nos enfants petits. Les souvenirs m’assaillent, en partant je croyais tourner le dos au passé : il n’est pas rancunier et me rattrape de sa nostalgie.

Ensuite la Sardaigne : Adrienne me fournit une longue liste d’endroits qui me font déjà rêver : la Costa Smeralda et l’Arcipelago delle Maddalena … on allonge la route vers la Sicile, les îles éoliennes, le détroit de Messine, la Calabre avant une longue traversée de la mer Ionienne pour arriver en Grèce et accoster à Ithaque, la fameuse île d’Ulysse. Nous allons ensuite descendre le long du Péloponnèse, caresser Cythère, l’île d’Aphrodite et remonter vers Monemvasia, presque île byzantine de toute beauté. Puis Spetses, Hydra, Egine …

Ces trois petits points soulignent l’importance du chemin qui prime sur le but  du voyage. Je laisse la parole à Cavafy qui le dit comme je pourrais le vivre à travers le poème « Ithaque »

« Quand tu prendras le chemin vers Ithaque
Souhaite que dure le voyage,
Qu’il soit plein d’aventures et plein d’enseignements.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
Les fureurs de Poséidon, ne les redoute pas.
Tu ne les trouveras pas sur ton trajet
Si ta pensée demeure sereine, si seuls de purs
Émois effleurent ton âme et ton corps.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
Les violences de Poséidon, tu ne les verras pas
A moins de les porter en toi-même
Ou à moins que ton âme ne les dresse devant toi.

Souhaite que dure le voyage.
Que nombreux soient les matins d’été où
Avec quelle ferveur et quelle délectation
Tu aborderas à des ports inconnus !
Arrête-toi aux comptoirs phéniciens
Acquiers-y de belles marchandises
Nacres, coraux, ambres et ébènes
Et toutes sortes d’entêtants parfums
Le plus possible d’entêtants parfums,
Visite aussi les nombreuses cités de l’Égypte
Pour t’y instruire, t’y initier auprès des sages.

Et surtout n‘oublie pas Ithaque.
Y parvenir est ton unique but.
Mais ne presse pas ton voyage
Prolonge-le le plus longtemps possible
Et n’atteint l’île qu’une fois vieux,
Riche de tous les gains de ton voyage
Tu n’auras plus besoin qu’Ithaque t’enrichisse.
Ithaque t’a accordé le beau voyage,
Sans elle, tu ne serais jamais parti.
Elle n’a rien d’autre à te donner.
Et si pauvre qu’elle te paraisse
Ithaque ne t’aura pas trompé.
Sage et riche de tant d’acquis
Tu auras compris ce que signifient les Ithaques ».

Je souhaite à chacun de merveilleux Ithaques.