les siestes

Éole n’est pas de ceux qui se font acheter : avec lui aucune navigation ne ressemble à une autre et je comprends le premier homme qui voulut un jour s’émanciper de son joug en adjoignant un moteur à ses voiles pour faire fi des caprices du roi.

Ce matin nous quittons le promontoire médiéval de Kastro (à Sifnos) sur une mer tellement aplanie qu’elle donne l’impression, si on se penche un peu au-dessus du pont, de pouvoir contempler ses secrets les plus anciens posés sur ses fonds. Par pudeur teintée d’une crainte puérile, je refuse de regarder pour conserver intact au fond de moi mes images de Poséidon régnant sur le fond des mers dans son royaume fait de conques géantes, d’algues sylphides hautes comme les plus hauts séquoias et de créatures mi humaine mi poisson qui se sont affranchies de l’air pour choisir une vie aquatique. Face à ce royaume qui s’étend au fond de la mer Égée, Aleph ressemble à une minuscule montgolfière dérivant haut dans leurs cieux et je m’en voudrais de déranger le frère de Zeus et le mettre en courroux d’un coup d’œil impudique.

Aleph au mouillage de Kastro

Les mouettes nagent près de nous, incapable de planer dans cette absence flagrante de vent et c’est à peine si nous les dérangeons. Nous renonçons aux voiles et avançons au moteur sur une nappe d’huile épaisse et silencieuse que recouvre une brume de chaleur : l’horizon est indistinct, paysage en ombres chinoises, îles et îlots dont les silhouettes se superposent dans des camaïeux gris du début de la journée.

À midi nous arrivons à Dhespotiko, un îlot sauvage peuplé de brebis (qui se trouve à quelques brassées d’Antiparos). L’ancre est jetée dans une eau verte, je plonge pour vérifier qu’elle est bien plantée dans le fond sablonneux et que, à la manière d’un maître qui sait retenir son chien d’une main ferme sur la laisse, elle saura dompter quelque ardeur d’Aleph s’il lui prend l’envie de se laisser dériver la nuit en flirtant avec une bourrasque ou un courant sous-marin.  Telle la queue d’un scorpion géant, notre ancre est enfouie toute entière dans la plaie de la terre sableuse. Nous la récupérerons demain et la blessure indolore se refermera d’elle-même derrière notre départ.

Je me suis levée tôt, comme chaque jour quand l’aube vient avertir mes paupières de la naissance d’une nouvelle journée. Et dans ces semaines chaudes et lumineuses qui entourent le solstice d’été, à 6 heures le soleil est déjà haut. Aujourd’hui la langueur de l’été m’invite à la sieste. Je lutte mollement, le regard rivé dans mon livre, mais quand les lignes s’éparpillent les unes sur les autres et que les mots ne veulent plus rien dire, je corne enfin la page et ôte mes lunettes ; je me laisse faire par Morphée qui me berce de la traitrise de ses bras. J’oublie en cet instant qu’il est frère de Thanatos, la mort.

Des rendez-vous avec Morphée en plein jour, je les veux volés, rapides, virevoltant entre deux clignements de paupières : à peine endormie je me veux de nouveau vivante et éveillée. Mais comment faire entendre raison à une divinité ? Me prive-t-il de sa compagnie trop tôt en fin de nuit pour mieux profiter de mes jours ? Sans y penser je me suis endormie cet après-midi dans la fraicheur de notre cabine, bercée par une houle en fa mineur qui rythme l’étrave. Plus rien, pas même ma volonté ne peut me retenir dans le monde des éveillés.

Qu’elle est douce cette descente dans les songes. Déjà les mémoires se transforment en rêves incohérents qui tissent une trame épaisse pour me retenir à eux. J’assiste piégée à des scénarios absurdes, je rencontre des personnages dont j’oublie l’existence un instant plus tard, je vois se dérouler des décors qui ne m’appartiennent pas. Et quand il est temps que le rideau retombe pour que je me lève de mon strapontin en applaudissant avec frénésie pour mieux me réveiller, rien n’y fait : Morphée dirige sa pièce et met tout en scène pour que je reste prisonnière de ce théâtre morbide du sommeil en plein jour.

Dehors la vie trépide, mes tympans tentent de se raccrocher à des bruits, n’importe lequel fera l’affaire, pourvu qu’il me tire de ce précipice inconscient. J’ouvre une paupière sur la pénombre de la cabine mais alourdie par la fatigue, elle se referme aussitôt. Je sens sourdre cet impératif au fond de moi : je dois me réveiller, retourner au monde des vivants, mais Thanatos n’est jamais loin de son frère dans les longues siestes de l’après-midi et ce jour j’ai une fois de plus franchi l’interdit, dormi de tout mon saoul, trop avancé dans le royaume léthargique de ces deux frères et un sommeil comateux me retient à la manière exacte que notre ancre retient Aleph : il a planté son hameçon géant dans mon crâne et je ne sais comment me débattre pour échapper à son emprise.

La médecine hippocratique le dit : une sieste doit être courte, ne jamais excéder deux heures. Combien de fois ai-je expérimenté ces descentes malsaines dans ce monde onirique où semble rôder la mort et son non retour ? Je dois retrouver ma volonté égarée pour revenir, émerger à nouveau dans le monde humain et m’arracher de ce monde étrange et parallèle, guérisseur et bienveillant la nuit mais nocif et empoisonné de jour.

La main de Didier vient me toucher l’épaule, sa voix m’appelle alors que la caresse redonne vie à mon dos, ma volonté se nourrit de ce contact et arrive enfin à arracher le rideau rouge du théâtre pour le jeter à terre : c’est fini, je m’étire dans un dernier doute : suis-je encore dans mes rêves ? Je croise son regard bleu acier qui finit par m’extirper de ce monde d’engourdissements.

Je réalise alors la fragilité de toute volonté. Certaines peuvent être annihilées par un regard ; la mienne peut être vaincue par la fatigue, par une sieste trop longue dont on n’a plus envie de revenir.

Dhespotiko, Antiparos et Paros émergeant de la brume de chaleur sur une mer plate à la manière d’un songe éveillé

Je plonge dans l’eau fraiche, je croque dans une pêche juteuse, il est bientôt le temps de se préparer pour se rendre au temple d’Apollon en dinghy. Les ruines se tiennent face à nous, en équilibre depuis des millénaires sur la rive de cet îlot sauvage, dans quelques heures le soleil va les honorer de ses derniers rayons. Apollon dieu de lumière, se trouve finalement le parfait antidote aux siestes trop longues dans les bras de Morphée.

3 Comments

  1. Oh Paros! Une île qui a une belle place dans mon cœur. Merci pour ces lignes agréables à lire ,pour ces détails si bien décrits. Je ressens la mer, la houle , le vent, la vie sur le ⛵️. Merci

  2. Décidément tu te surpasses à chaque épisode. Bravo encore pour cette belle écriture.

  3. Bravo pour ce magnifique journal de bord tellement poétique.
    Bonne continuation

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