Tôt ce matin nous relevons l’ancre d’Aleph qui a passé la nuit dans une crique à Elafonisos, une petite île célèbre pour son sable blanc et ses eaux à la couleur de topaze bleue. Le vent somnole encore mais nous avons de fortes chances de le trouver au cap Maleas, gardien millénaire de la frontière entre la mer Ionienne et la mer Egée : si vous cherchez Éole, il cache toujours une partie de lui au large des caps.
Ce matin Didier me laisse la barre afin que je perfectionne mon rôle de capitaine en travaillant ma confiance en moi. Mon cœur effarouché par la responsabilité bat un peu trop vite. Il faut se souvenir de nos rôles : le maître coq règne sur les cuisines, pas sur la barre. Mais par sécurité il est indispensable que nous apprenions tous deux à barrer. Je mène donc Aleph au moteur le long des côtes arides du dernier doigt du Péloponnèse. D’aucuns disent que cette partie de la Grèce ressemble aux Highlands perdus en Méditerranée. La beauté brute du paysage est saisissante : il est des endroits qui restent intacts quelque soit les siècles qu’ils traversent. Les falaises entaillées donnent une idée de la violence dont la mer est capable parfois et si l’écume ce matin est discrète aux pieds des rochers, les lames déferlantes peuvent être cruelles et partir très haut à l’assaut des écueils par vent mauvais. Accrochée sur la pâle falaise du cap une église signe sa présence d’une tâche blanche immaculée. En Grèce ces lieux de cultes émergent des escarpements les plus sauvages ; les prières seraient-elles plus puissantes ici ?
Nous hissons la grand-voile et déplions le génois avec l’espoir de rencontrer le vent, mais nos voiles restent penaudes au bout de leur drisse devant un anémomètre qui indique un tout petit 2 nœuds. A moins de 8 nœuds de vent il est inutile d’avancer sous voiles : Aleph est sous toilé et se trainerait à la lenteur d’une petite tortue anémique.
Dans le silence du petit matin nous nous apprêtons à doubler le cap Maleas. Dépité par l’absence de vent, Didier est en train de replier le génois quand soudain une bourrasque capricieuse fait claquer la toile et la gonfle avec panache. Nous décidons alors de couper le moteur pour avancer avec ce qu’Éole veut bien nous offrir. Aleph se cabre mais le vent retombe, étouffé par un silence de plomb. Puis il souffle à nouveau, change de direction, gagne en puissance et seule au gouvernail j’expérimente un étrange mélange de fierté et d’inquiétude. Le Meltem farouche s’affirme et la mer grossit alors que quelques minutes plus tôt elle était miroir. Aleph prend de la vitesse sous un génois dont on a déjà pris un ris (nous étions en train de l’enrouler quand le vent a fait son entrée en scène quelque peu fracassante. Grand bien nous prit !) Nous doublons peu à peu le cap, je rassure mes mains qui tiennent fermement le gouvernail, les yeux à la fois sur les voiles afin de les maintenir gonflées et sur l’horizon pour suivre la route juste. Nous prenons de la puissance : 5 nœuds, puis 6, 7, Aleph se met sur son gite alors que le vent forcit encore avec des pointes à 23 nœuds et que notre vitesse dépasse parfois les 8 nœuds.
Fier comme un étalon arabe, Aleph renâcle. « Tiens-le dans le vent » me crie la voix de Didier dans les rafales. Mais le vent change constamment de direction aussi soudainement qu’il s’arrête ou reprend. Et je réalise que ce n’est plus Aleph qui piaffe et refuse le licol, mais bien Éole !
Puis Didier me dit « tu remontes au vent ». Entouré des rafales sifflantes du cap et du vent qui se cabre, Aleph gite fort mais avance droit ; j’obéis à l’ordre et remonte au vent. Le souci, c’est que ce n’était pas un ordre mais une constatation. Un encouragement à faire l’opposé exact : ne pas remonter au vent. Donner du tribord au lieu du bâbord que j’offre généreusement à Aleph, qui tout joyeux de mettre enfin son museau dans le vent (cela calme n’importe quel voilier) continue hélas dans sa lancée grâce à ma poigne un peu tremblante et effectue, sous l’ordre d’un moussaillon écervelé, un virement de bord tout à fait incongru. Inutile de vouloir le rattraper quand je comprends l’erreur : Aleph est lancé et effectue 180° de rotation face au cap pour se retrouver déventé et non optant dans les rafales qui montent de plus en plus. Ce brusque cabrage a jeté une partie de nos livres à terre, précipité la pauvre Kalisto apeurée une fois de plus sous ses coussins et secoué toutes nos casseroles.
On remet notre voilier dans le droit chemin, le vent s’affirme dans une puissance confortable et Aleph file enfin du bon coton de toute sa puissance sereine. Le plat-bord flirte avec les vagues, le pied prend appui sur le banc pour garder le corps à la verticale.
Pendant plusieurs heures le vent nous emmènera sans faillir jusqu’à Monemvasia, citadelle byzantine construite à l’abri d’un immense rocher.
Nous apprendrons le lendemain que le dangereux Cap Maleas est un lieu tristement connu depuis l’antiquité pour les naufrages qu’il provoque. Ses fonds sont parsemés d’épaves et Odysseas lui-même s’y fit prendre par une tempête, homérique, comme il se doit. Incrédules, nous échangeons un regard avant d’éclater de rire : Cap Maleas était-il l’endroit idéal pour que je prenne confiance à la barre d’Aleph et de ses 47 pieds de long ?

Nous voguons officiellement en mer Égée, connue pour son Meltem dangereux et capricieux. D’entrée de jeu les présentations furent faîtes et il nous faut faire preuve d’humilité : si les 23 nœuds de vent ont passablement secoué les néophytes que nous sommes, ce ne fut pas grand chose face à ce qui nous attendait quand nous avons quitté Monemvasia pour aller à Milos, l’île où fut jadis trouvé la fameuse Vénus… (voir l’épisode suivant)
Courageuse la moussaillon d’Aleph à la barre durant cette étape palpitante !
Bonnes pensées de Champéry : ici nous cherchons refuge sous les arbres et dans la forêt en ces journées caniculaires. Bon, on a aussi la Vièze, les cascades… et la piscine!
oui, la planète est étrange en ce moment, ici nous avons le vent qui rafraichit les corps et les idées mais nous avons aussi essuyé des orages. je pense souvent aux sous-bois de chez vous et à la musique de la Vièze. Profitez de l’été qui s’offre avant que le printemps n’ait fini de prendre ses aises.
C’est en se trémoussant qu’on devient moussaillon… bravo
et c’est en capitulant qu’on devient capitaine…. 🙂