la sagesse du galet de Porto Kagio

Aleph avant l’orage

Aleph vogue sur les eaux ioniennes : leur bleu se teinte imperceptiblement d’un mauve violacé au creux de la houle, couleur singulière baptisa jadis cette mer (« ios » signifie violet en grec). Nous quittons la baie de Pylos pour longer les côtes du Péloponnèse en direction du Sud. L’ancre est jetée à Methoni où, à l’ombre des mûriers, nous partageons un repas avec Sylvain que je revois après une quinzaine d’années & Isabelle, puis arrivons au mouillage dans la baie de Koroni surplombée d’une ancienne forteresse vénitienne. Au nord en direction de Kalamata l’horizon s’assombrit et nous voyons arriver les nuages de pluie sur nous : grondements de tonnerre résonnant sur l’eau, pluie diluvienne et un arc-en-ciel vif et éphémère en bouquet final. Le lendemain Aleph file en direction du cap Tenare, à la pointe du Magne, l’endroit le plus au Sud de l’Europe continentale; un vent puissant et soudain nous attend derrière le cap et nous entraine avec lui jusqu’à Porto Kagio : une crique sauvage, ronde comme le ventre d’une mère qui nous protègera des colères éoliennes pour la nuit.  Alors que nous pénétrons au paradis, les rafales mollissent et l’eau s’émancipe peu à peu de la houle du large.  Aleph tourne, docile au bout de son ancre pour mettre son nez au vent et face à nous apparaît un chemin griffé dans le flanc de la colline : une invitation à une échappée terrestre qui ne se refuse pas !

L’après-midi touche à sa fin et le soleil ne mord plus autant la chair : la sente monte en douceur vers la colline qui referme notre crique. Le thym fleuri embaume l’air de ses effluves piquants, des buissons secs, sculptés par le vent habillent avec pudeur une terre pauvre faite de poussière et de rochers; leurs tiges griffent nos mollets mais qu’importe : quand on a soif d’ailleurs, une piste étroite à moitié abandonnée invite au voyage au même titre que l’horizon bleu de l’océan. Je m’emplis des bruits de la terre : la résonance sourde de mes pas, le froissement des feuilles dérangées par notre passage, un caillou qui se détache et dans ces tonalités de printemps, il ne manque que les cigales pour annoncer l’été ; elles viendront bientôt chanter les grandes chaleurs de leurs vocalises stridentes. Je froisse une touffe de thym dans ma paume mes narines frissonnent : en mer les parfums n’existent pas.

les rochers blancs de Porto Kagio

Nous arrivons à une petite chapelle dédiée à St Nicolas, patron des marins. A l’intérieur, dans un parfum d’encens les saints dans leurs icônes me suivent de leur regard et je baisse les yeux, ne sachant que répondre.

Je rejoins Didier, assis sur les rochers blancs qui dessinent la crête du promontoire, et nous contemplons dans le bruit de l’air la mer en contre-bas, velours moiré caressé des rafales. Le vent s’est remis à souffler, des mouettes viennent planer au-dessus de nos têtes, riant aux éclats. Au loin j’imagine Éole époumoné, les joues gonflées, que veut-il chasser loin de nous ? Je me laisse faire, Koré stoïque face au vent, pour plus de légèreté je lui abandonne des parcelles de moi, lui confie des peaux de chagrin virevoltant au loin. Si je fermais un instant les yeux, je deviendrais oiseau. Libre.

Volatile au crépuscule, je me transforme en galet à l’aurore : le lendemain matin je nage dans l’eau encore endormie jusqu’à une petite plage déserte. Assise au ras de l’eau, un galet attire mon attention : créature mouvante, il se laisse faire par la caresse douce des vagues, remonte de quelques centimètres avec le flux puis les reperd sous le reflux. Le voici à présent dressé en équilibre sur sa tranche, avant qu’il ne retombe sous un galet gris. Ma première réaction fut de l’encourager à remonter la plage pour avancer, « le plus loin possible » de l’eau. J’étais heureuse pour lui quand il remontait de quelques centimètres et chagrinée quand la vague retombante le ramenait à la mer. Puis j’entendis une mouette rire de mes élucubrations et je chassai cette pensée anthropocentrée qui proclame à tout prix la réussite. Je ris avec la mouette de cette éducation judéo-chrétienne que nous avons (presque) tous reçus et qui nous engonce dans une compétition vitale où le Bien doit vaincre le Mal.

notre dinghy amarré au petit ponton de bois

Je quitte un instant ma peau d’humaine : et si je devenais ce galet ? N’est-on pas le reflet de tout l’Univers qui se reflète à son tour dans nos pupilles ? Il n’y a donc rien d’absurde à s’identifier à un galet. Assise dans la solitude de ma plage dans la crique de Porto Kagio, je me rapetisse, deviens dense, minérale et frémis sous les caresses fraiches des vaguelettes. Ai-je un désir ? Des souhaits ? Suis-je heureuse ? Triste ? Déçue ? Dois-je me réjouir quand je gagne quelques centimètres sur la vague ? Ai-je seulement un âge ?

S’il pouvait me parler, ce galet m’expliquerait  sans doute : « je suis un galet. Un morceau de la Terre, une parcelle du grand Tout. Je suis » Et il ne rajouterait rien de plus car son vocabulaire ne s’étend pas au-delà de ces choses simples et primordiales.

Si j’étais ce galet ce matin, je toucherais probablement à ce que les sages orientaux appellent l’éveil : absence de désir, absence de pensée, plénitude parfaite du vide. Je me laisserai faire par une volonté plus grande que moi (la vague) et je n’aurais que faire d’être sur mon côté pile ou sur ma tranche, d’être ensevelie sous un autre galet ou burinée par le soleil, d’être au-dessous du niveau de l’eau, de perdre chaque million d’années un peu de ma matière, de m’arrondir sous la bourrade minérale de mes frères ou d’accueillir un gastropode à ma surface.

Je rentre dans l’instant, et je deviens éternité : j’ai l’âge de la Terre. Je suis.

La sagesse n’est-elle pas de ressembler à un galet qui n’a jamais été traversé par la moindre émotion ? Qui accepte son destin car il ne sait pas ce que signifie ce mot et qu’il n’a aucune velléité de vouloir prendre sa vie en main ?

Une sagesse du laisser faire mais surtout du laisser être.  Laisser couler la vie au fond de nos cellules et avoir une confiance absolue en la vague.

Khaleesi, abandonnée sur les cartes marines des Cyclades, qui laisse faire la vague…. de chaleur

5 Comments

  1. Merci pour cette belle danse de la Vie ✨🦋✨
    Belle retrouvailles 💕

  2. Beau et poétique réquisitoire pour Porto Kagio. Bravo

    1. surtout merci à toi de nous avoir fait découvrir ce lieu !

  3. Quel talent ! Tes lignes sont un festival pour chaque sens
    que tu titilles avec élégance. Bonne route et bon vent.

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