S’amariner, s’amarrer, première traversée de nuit

Le premier mai nous sommes partis le nez au vent et je réalise que je n’ai pas eu un seul regard derrière mon épaule, aucun serrement au cœur, aucune larme, aucune joie ; chaque parcelle de mon être était ancrée dans l’instant : les mains à la barre, sentir le vent, calculer la route sur le GPS, plisser les yeux sous le soleil, rabattre une mèche de cheveux dont le vent se joue, inspirer, expirer et contempler cette surface d’un bleu changeant, immense, infini, mouvant qui nous fait glisser dans une douce hypnose. L’instant présent dans sa forme la plus pure … et la plus chaotique.

Kalisto, pas rassurée se cache pendant les navigations

N’allez pas imaginer que notre vie se transforme en un pur bonheur méditatif : jour 1, en mettant le cap sur Frioul (les îles au large de Marseille), grisé par le vent et la puissance des voiles, on dépasse les 8 nœuds et sans prévenir Aleph fait un départ au lof (quand un voilier sent qu’il a trop de puissance dans les voiles, il gite soudain très fort pour effectuer un virage abrupt et se retrouver le nez au vent, bien évidemment sans l’accord du capitaine… en urgence et sans paniquer il faut récupérer la barre pour redresser le voilier, régler les voiles dans un bruit infernal de claquage, tout cela dans un vent soutenu et une houle qui parfois secoue. Et pour information, Aleph pèse 12 tonnes).

Aleph sans voile

Arrivés à bon port, on constate que nos voiles montrent des signes d’usures. J2 nous mettons cap sur la voilerie de St Mandrier où nous resterons 3 jours, le temps que génois et grand-voile soient révisés et rapiécés en attendant l’achat de voiles neuves (pas dans notre budget actuel). Nous en profitons pour bricoler sur notre Aleph bien-aimé, avitailler le garde-manger et vérifier la météo. Moi qui snobait miss Météo, me voici rivée plusieurs fois par jour sur l’application Windy pour vérifier la puissance des vents, car sans vent, point de voyage sur Aleph.

Les voiles prêtes, une drisse toute neuve et un hauban changé, nous filons le lendemain vers Port Cros sous un ciel bas, échappant à l’orage qui menace au loin de ses sourds grondements. L’arrivée se fait sous pluie battante, mais nous avons évité un grain.

L’île est une réserve naturelle, la pinède sent la terre mouillée après l’averse, thym sauvage et romarin parfument les sentiers. Khaleesi, notre minette, en profite pour sauter sur le ponton et se promener avec nous, flairant mille odeurs, se roulant par-terre d’extase. Elle découvre son indépendance alors que sa sœur, Kalisto, encore un peu trouillarde, reste à bord.

Nous nous préparons pour la Corse et notre première traversée de nuit, 22 heures de veille à la barre. La météo est vérifiée 100 fois, les vents portant sont corrects, il nous faudra juste mettre le moteur la première heure pour les trouver, car demain il y aura pétole près des côtes (pétole = absence de vent).

Didier en train de contempler le coucher de soleil à Port Cros

Samedi midi le voilier est prêt, nous larguons les amarres au cap 104° en direction du Sud-Est. Au large de Port Cros une hirondelle mal en point vient se poser sur les filières et nous tiendra compagnie près d’une heure pour se reposer. D’où vient-elle ? D’Egypte ? Je la surnomme Abdelle l’hirondelle, lui offre des graines qu’elle dédaigne. Elle a juste besoin de se reposer avant de continuer sa migration printanière de milliers de kilomètres.

Abdelle

Abdelle nous ayant quitté, je vous dois un petit aparté : la navigation c’est comme la vie, ce n’est jamais comme on pense que cela se passera. Je tiens à préciser que cette loi est absolument universelle et s’applique à tout : une coupe de cheveux, la préparation d’une mousse au chocolat, un rendez-vous galant : « jamais comme on pense que cela se passera ». Je pense sincèrement que Moïse aurait du inclure cette loi dans ses tables en number one. Mais revenons à notre traversée : il a fallu avancer près de 8 heures au moteur ! Car le vent nous a posé un lap… (Ma superstition m’interdit de prononcer ce mot à bord d’un bateau).

Le moteur, la houle et la fatigue me donnent une légère nausée : j’ai besoin de m’amariner, cela viendra peu à peu. Ce n’est qu’au crépuscule que le vent se lève enfin. Nous hissons les voiles, coupons le moteur et enfin, enfin Aleph glisse sur l’eau, majestueux, Il trouve son équilibre, se met en léger gite tribord, pendant que derrière nous, dans le ciel un trait d’un orange violent signe le coucher de soleil.

En dehors du souffle d’Eole dans les voiles et de la houle caressant la coque, le silence s’installe, somptueux comme dans un sanctuaire. Notre regard est fixé sur l’horizon qui se dissout alors que nous entrons dans la nuit. Tout est sombre, obscur et pas un feu de bateau n’entache cette noirceur. Nous sommes seuls au monde, aucune terre en vue. Au-dessus de nous quelques étoiles s’allument, je contemple la Grande Ourse aux 7 étoiles qui resplendissent dans notre dos.

On quitte le Septentrion, route vers le Sud. 

La nuit est froide, emmitouflés dans nos vestes de quart, nos bonnets de laine, nos couvertures nous restons au chaud et l’œil aux aguets pour cette veille visuelle qu’il ne faut en aucun cas quitter.

Au petit matin à l’Est un paysage en ombres chinoises émerge de la lumière pâle : la Corse, silhouette coupante et escarpée. Un dauphin solitaire accompagne brièvement Aleph. La Revellata est en vue, le port de Calvi nous accueille.

la Revellata en ombre chinoise

Nous l’avons fait : notre première navigation de nuit ! Heureux, épuisés, quelques éclats de la Grande Ourse encore perdus dans nos regards nous amarrons Aleph au ponton.

C’est alors que je réalise une chose : si larguer les amarres, partir et lâcher le connu est excitant, s’amarrer à un endroit inconnu l’est tout autant. Quand on quitte, forcément c’est pour découvrir autre chose. Ces deux instants sont beaux, ils se contemplent comme des miroirs et créent dans l’infinie illusion tous les possibles. A chacun de choisir le sien.

petit déjeuner sur Aleph, au port de Calvi

8 Comments

  1. Génial! Bravo à vous pour tout le chemin parcouru, et cette traversée tant attendue! J’ai hâte de lire la suite!
    Carpe Diem 🙂

    1. Bravo ! Pour les voiles Qsail a Bodrum une voilerie Turc très pro et 60% moins cher qu’en Frange de ma part : info@qsails.com
      Délais 2/3 semaines

    2. C’est toujours un vrai régal de vous lire! Bravo pour tout cette première traversée de nuit👏
      Magnifique suite de voyage😊

  2. bravo les amis c’est captivant de vous suivre de nuit comme de jour,bon repos dans l’île de beauté et toutes les bonnes augures…

    1. Aleph, Abdelle l’hirondelle, et vos couchers de soleil, mais c’est beaucoup mieux que ma série En thérapie!!!! Bon séjour chez les Corses… on dirait pas comme ça mais ils sont gentils 😂😂

  3. C’est un pur plaisir que de suivre cette aventure au travers de votre écriture, on s’imagine voguant sur Aleph, l’odeur de la mer et les cheveux dans le vent en moins!
    Belle suite de voyage !

  4. Géniale cette traversée. Merci pour ta prose qui nous invite aussi au voyage à vos côtés. Merveilleux moments en compagnie de différents animaux. Bon séjour en Corse.

  5. Bravo aux apprentis navigateurs. Normalement, le barreur veille à aller contre le vent ( le foc prime ) ou avec le vent (la grand’voile prime). L’empannage est délicat et doit être effectué volontairement par le barreur. En effet, la bôme balayant tout le bateau sur son passage peut tuer ou projeter un navigateur à la mer.

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