La neige nous invite dans l’hiver, elle recouvre de son ouate muette nos journées trop courtes, menace nos pas de dérupes incontrôlées et illumine la terre sous la morne grisaille de décembre. Le cœur enserré de réminiscences de l’hiver dernier j’ai profité d’un matin neigeux pour fuir mon ordinaire : la nostalgie exigeait de moi une échappée belle au creux de mon passé.
Dans le silence d’avant l’aube, au moment où le jour blêmit pour échapper à la nuit, mon pas vif, presque impatient m’amène au quai de la gare. Accroché à mon épaule un sac contenant quelques vêtements et un livre : l’Ulysse de James Joyce. Quel autre choix quand on retourne sur une île grecque ?
Une pluie alerte et aérienne dessine d’éphémères déliés sur la vitre du train quand il longe les eaux froides du lac. Plus loin je m’engouffre dans l’avion qui m’arrache à l’hiver suisse et m’amène en trois battements d’ailes au royaume héliaque.
La Grèce m’attendait, le soleil éclabousse ma pupille de son miel chaud et je retrouve le chaos de la capitale : les trottoirs maltraités, l’exubérance des orangers amers qui soulèvent les dalles de leurs racines puissantes. Ici et tant qu’elle choisira l’anarchie nul ne pourra dompter la vie, elle se gausse des lignes droites de l’urbaniste, élance ses pousses végétales au pied des murs, saute sur le rebord d’une fenêtre sous la forme d’un matou affamé, ose la beauté d’une envolée de tourterelles dérangées par la présence humaine.
Athènes est une adolescente capricieuse, enjouée qui exprime son autorité d’une voix éraillée de mille bruits : bruits de chantiers, sirènes de police, klaxons de taxis, crissements de freins, interjections des passants, miaulements de chats. Noces chaotiques du grand éclat et du murmure mélangés dans l’intimité des places verdoyantes, engoncées entre les façades bétonnées. Fière, sauvage, éclaboussée de lumière, cette ado est la digne fille d’Athéna, la vierge guerrière, fille du grand Zeus.
Sac sur l’épaule je continue mon voyage, au port du Pirée je monte dans un ferry. À bord une puissance sismique gronde depuis la salle des machines et fait vibrer la bête de métal. Les mariniers larguent les amarres et remontent l’ancre géante, alors la bête s’ébroue d’un somme sans rêve, se met en branle et parmi les tourbillons d’écumes le quai s’éloigne, les immeubles des années soixante défilent sous mes yeux, puis la côte faite de roches escarpées, blanchies par le soleil. Puis le bleu liquide du golfe Saronique; les moteurs continuent de bourdonner comme des insectes géants.
Le soleil hivernal, bas sur l’horizon pénètre dans les yeux, je suis sur la plus haute plateforme du ferry, en plein air, les cheveux au vent, je contemple la mer que Poséidon accepte de partager avec ces insectes d’acier, dytiques poussifs, hagards et obéissants.
Nous avançons vers Aegina, l’île où je suis restée 5 mois après la levée d’Aleph hors de l’eau. Des mois d’hiver empreints d’une tristesse ensoleillée de chagrin : c’est l’indécision des sentiments, le mélange du doux et de l’amer.
Aujourd’hui ma nostalgie, ce « mal du retour » selon les préceptes étymologiques, est étrangement semée de joie. J’ai le cœur heureux d’apercevoir au loin le port connu qui se rapproche à chaque brassée, les maisons néoclassiques à l’alignement sage, la terrasse du café où je conversais avec mes livres, mes carnets, avec l’autre et avec moi-même, l’église trop grande qui rappelle qu’ici on ne badine pas avec Dieu. Les voiliers hivernent au port, gréement dormant, voiles pliées, ancre sage gardienne de l’immobilisme hivernal : tout est ici comme hier. Il ne manquait que moi.
Le passé, cette carte postale écornée, nous confronte à nos désirs. Peut-on l’oublier pleinement ou fait-il encore partie de l’instant car il est le terreau de notre présent, de nos choix ? Nos sou-venirs nourrissent-ils nos bonheurs à-venir ?
Mes pas s’affermissent sur cette terre éginète, Théodora est venue me chercher sur le port et dans la cacophonie des piétons, voitures, mobylettes et camions que le ferry dégorge nous frayons notre chemin jusqu’à la ville avant de continuer vers une plage oubliée. Malgré décembre l’eau se souvient des chaleurs d’été et mon corps s’y abandonne en frissonnant d’un froid plaisir, puis se délasse en longues brasses paresseuses. Je ris, je nage vers le large et contemple depuis la mer les pins tordus accrochés aux rochers qui bordent l’île. C’est un jour de langueur sans vent, sans vague, sans bruit. Je me laisse porter par le sel de la mer, oreilles immergées, yeux au ciel j’écoute les désirs de mon cœur.
Vivre sur cette île.
Et si c’était possible ?
Je me répète sans doute… mais…quelle poésie dans ta prose! Bravo et merci pour ces beaux textes. Amitiés
quel plaisir de te suivre dans ce retour plus apaisé et de trouver par le prisme de ton écriture des mots si juste pour décrire Athènes l’indomptable et les départs du Pirée …ton coeur balance entre sommets enneigés et
oliviers dégringolants vers la grande bleue.
Bonjour Fabienne
Super j’espère que vous profiterez un max. C’est chouette de pouvoir écouter son coeur.
Bonnes fêtes de fin d’années.
Bises Dominique