Toute existence découle du mouvement primordial : big-bang originel ou agitation flagellaire du premier spermatozoïde co-créateur de vie, la première impulsion façonne le monde.
Il y a deux ans la nécessité d’ailleurs s’imposa : mon mouvement interne se réveillait ; j’ai délaissé mon cabinet médical, mes montagnes périlleuses et une existence prévue pour choisir l’incertitude de la mer et de ses horizons fuyants. En quittant les Saintes Maries de la Mer j’ai erré quelques semaines autour de la Corse et des grandes îles italiennes avant de retrouver ma Grèce bien-aimée. D’îles en îles j’ai vagabondé, traversé les mers en profitant des vents puissants et des vagues en colère, au crépuscule je prenais refuge dans les criques sauvages et parfois dans l’enceinte des ports, arrimant Aleph au ponton, lui refusant l’évasion comme une mère raisonnable refuse le caprice à son enfant : je le maintenais de force, soumis par les amarres et souffrant avec lui de cette immobilité. Pour calmer son ire je lui murmurais dans une promesse que demain on reprendrait la mer, le voyage, les découvertes et les parfums d’ailleurs.
Le 17 novembre 2022 Aleph a été sanglé et arraché à la mer pour être parqué au fond d’un chantier naval sur des béquilles de bois. Sur sa coque la poussière brune remplaça les embruns, autour de lui les chats errants les poissons agiles et si le vent continuait de souffler, ce n’était plus pour le propulser sur l’eau mais pour le faire trembler sur ses cales, frappant les drisses contre le mât comme le bourreau fouette la peau fragile de l’esclave. Contre mes tympans résonne encore ce bruit douloureux du voilier condamné à la terre.
La veille de Pâques j’ai quitté Aleph et son île : le ventre rongé de chagrin, contemplant depuis le pont du ferry les rives de plus en plus lointaines d’Egine qui m’accueillit le temps d’un hiver. Je suis retournée chez moi en suivant le chemin sage jusqu’au fond de ma vallée illienne.
Qu’il fut désarmant ce voyage du re-tour, cette boucle qui nous replie sur nous-même alors qu’on la voulait déliée comme une écriture d’évasion, narrant une ligne droite qui fuit très loin, imaginant les courbes délicates de l’infini.
La boucle recroquevillée fut pourtant nécessaire : toute existence est affaire de cycles, ils nous ramènent à notre nature, au miroir intransigeant du « moi » et de ses accomplissements.
Arrivée à mon chalet, je me suis assise sur mon banc pour contempler mes montagnes et chaque jour encore je pose mon regard à la fois triste et avide d’ailleurs sur ces monts qui écoutent, recueillis, le mystère divin que l’homme n’entend pas.
Il est parfois nécessaire de s’immerger dans un silence solitaire pour adoucir la confusion brownienne de nos vies. Ne plus bouger, c’est aussi réaliser que tout n’est que mouvance dans ce monde, reployer nos ailes c’est consentir au déploiement d’impatientes radicelles qui fouillent la terre noire en quête de manne terrestre.
Il n’y a plus d’autre choix : l’aile ou la racine, et si aucune ne s’étend cela annonce l’arrêt du mouvement, la fin sans appel de toute chose, le retour à la poussière primordiale.
Au loin les pâturages verts ont roussi, brûlés par le froid d’octobre, les aiguilles des mélèzes embellissent de tâches d’or la forêt sombre qui perdure. Au-dessus des alpages ce n’est que blancheur saupoudrée sur les roches somptueuses des Dents du Midi ; la neige éblouit mes rétines et fête avec absurdité le retour du monde sombre et de ses longues nuits glacées.
Dans mes divagations le manteau blanc se transforme en écume et je me prends à contempler l’horizon de la mer dans le silence du vent, embarquée dans le mouvement alangui de la vague.
Certains souvenirs disposent de la puissance du réel mais l’odyssée d’Aleph n’est pourtant plus et en moi ce chagrin se confond avec d’autres deuils : je repense à mon père que j’ai enterré un novembre et d’autres ami(e)s bien vivants qui se sont éloignés pour poursuivre loin du mien le sillage de leur vie, à terre ou à bord de leur voilier, comme Nana qui mouille avec nonchalance le long des côtes sénégalaises, Mistral Gagnant qui défie le Meltem des mers helléniques ou Amélie, filant en plein Atlantique et dont la proue élancée trace vers la Barbade et la promesse d’autres mondes. Nos trajectoires ne sont parallèles qu’à travers l’illusion de l’instant : entre deux partages nous continuons la route en vagabond solitaire, le regard fixé sur notre quête, cette inaccessible étoile chantée par Brel : « Suivre l’étoile, Peu m’importent mes chances, Peu m’importe le temps Ou ma désespérance ».
C’est fort comme la vie, se gausse du désespoir. Il y a deux ans je me suis mise en mouvement pour chercher dans l’ailleurs ma terre d’asile. Aujourd’hui sous mes pieds immobiles c’est l’espace qui se meut et vient à ma rencontre. L’asile ne m’a jamais quitté, il fut présent à chacun de mes pas, dans chacune de mes rencontres, lui qui accouche d’ailes si on tremble ses lettres dans l’encre du désordre.
merci pour ces nouvelles. Pensée mardi pour l anniversaire du départ de tonton jean-claude. bises à toi
… « trembler ses lettres dans l’encre du désordre »… Formidable conclusion poétique, après ce rappel de trajectoire passionnée…
Moi qui n’ai vécu qu’en ligne droite (excepté une traversée de l’Afrique du sud au nord en bus VW fin des années 70 – c’était encore possible), je reste admiratif devant cette évocation de vie en zig-zag, quoique les points fixes, les hâvres, (Lussan, le Valais) ne manquent pas !
🙏💜
Toujours beaux et pleins de souffle tes textes Fabienne. En les accouchant ne prends tu pas le large? Moi si, en te lisant !
Une grande aggalia, Théodora 😍
oui, écrire est une manière de vous rejoindre par l’imaginaire. Ne dit-on pas que notre encéphale ne fait pas la différence entre le rêvé et le vécu ? ce matin, je suis venue te rendre visite dans ta cuisine pour partager un thé avec toi et parler de l’île, de terres d’argile, de plume et du temps qui unit et désunit…
La vie est mouvement. Avec mobilité ou sans. Et tout est énergie. Et échanges. L’essentiel sans doute est de trouver son propre rythme.
On t’embrasse
Merci Fabienne,
J’avais besoin, exactement au moment présent, de lire votre texte.
Un immense merci. Bien à vous !
Véronique P.