L’homme, devenu fou, entraine avec lui les saisons, les chaleurs et les pluies : le soleil se prend pour Dieu et pose son hégémonie sur terre, il brûle les terres fertiles, incendie les forêts séculaires et dessèche les sources. Cette année l’été suprême m’incite à chercher l’ombre dans les montagnes fraiches. Je reviens vers mes Dents du Midi chéries qui surplombent le village de mes ancêtres : Champéry.
Ces dames de pierre habillées d’un rien d’orgueil me toisent de leurs sept sommets, chacun culminant à plus de 3’000 mètres. Couronne sacrée dont les toponymes nous content l’histoire de la vallée : la Cime de l’Est qui s’appela Mont St Michel, la Forteresse qui s’adosse à la Cathédrale, les Éperons, la Dent Jaune, les Doigts puis la Haute-Cime. Ces dents furent prénommée « Midi » car elles donnaient l’heure aux anciens.
Je pose d’abord Ithaque près de la Vièze, torrent impétueux de mon enfance, qui charrie l’eau des neiges et des sources avec la même fougue juvénile depuis des milliers d’années. Sa musique est assourdissante, chuinte en continue, rugit, murmure, hurle et gronde en une tonalité unique, il semble fâché de tout et pourtant accueille mon bivouac sans jugement. A quelques enjambées une cascade haute et puissante jette son dévolu dans un bassin profond presque bleu. L’eau glaciale et puissante attaque mes jambes pour les jeter bas mais face à cette incessante avalanche aqueuse je tiens bon, pieds nus sur les galets, le corps mouillé par l’embrun aérien des tonnes d’eau qui dévalent les quinze mètres de falaises d’ardoise grise.
Je me ressource. L’eau, la fraicheur, l’ombre ; je me cache du soleil : l’arène naturelle des rochers lui interdit l’accès en cette fin d’après-midi. L’astre caracole ailleurs, il n’abime ni les mousses ni les fougères de son implacable chaleur, les rochers restent humides.
La cascade ne suffit pas : elle n’a fait qu’hydrater mes racines, je sens des impatiences sous mes plantes de pieds. Le lendemain je grimpe à flanc de montagnes retrouver la cabane de mon enfance : Metcui. Un refuge du XIXème siècle reconstruit il y a 50 ans par une poignée de guides dont fit partie mon grand-père, Fabien Avanthey.
Ici je me nourris du silence des montagnes : le vent invisible, l’oiseau de proie qui ponctue l’immensité des cieux, le crissement des sauterelles cachées dans les hautes herbes. Je me recueille, immobile, j’écoute le mystère divin que l’homme des plaines n’entend plus, occupé à maîtriser une vie qui ne cesse de lui échapper.
J’avance le pas vers la sente qui me mène aux lacs d’Anthème, rêvant d’étymologie fleurie puisque « anthos » signifie « fleur ». Un lac bleu vert étend ses eaux glaciales aux pieds d’un amphithéâtre de roches grises. Au-dessus s’étale un ciel bleu qu’aucun nuage errant n’arrive à abimer : ces flaques de coton blanc poussées par le vent impriment leurs ombres mouvantes sur le paysage des alpages. Des moutons bêlent au loin, accompagnés du chien de berger. Leurs clochettes : musique d’alpage. Je me glisse dans l’eau glaciale, mon corps frisonne, s’affermit, nage dans les eaux profondes d’un glacier qui ne cesse de pleurer la disparition de son ère.
Ici je reprends racine ; l’horizon changeant des mers a fait pousser d’immenses ailes insatiables qui me demandaient chaque jour de les nourrir d’aventures. Mais que fait une aile quand on la force à l’immobilité ? L’immobilité est affaire de racines et contempler nécessite cet ajustement avec l’Univers : s’asseoir sur un rocher décroché de la montagne et poser son regard sur la surface du lac. Le regard ricoche et au lieu de voir l’eau, j’aperçois le ciel et les montagnes qui y découpent leur dentelle. Et dans cet air magnifié je saisis le souffle de la présence divine qui inspire le vivant.
Mes ailes impatientes demandaient l’aventure, mes racines affamées imposent la terre fertile. Je me retrouve sur le sol de mes ancêtres, entre ailes et racines : point d’équilibre parfait entre mouvement et instant.
Le retour m’effrayait, je ne voulais pas d’un voyage stérile qui ramènerait mes pas sur le lieu du départ. Après cette longue année d’errance je suis grandie, j’ai nourri mes envies, percé le mystère de certains horizons, j’ai étendu mes ailes et fait la paix avec mes racines. Le retour est un leurre : nos jours s’inscrivent dans un recommencement qui se nourrit des pas du nomade, qui évolue, s’élève. C’est l’ouroboros, le serpent qui se mange la queue, le cercle divin, le chemin sacré qui mène à soi, identique mais différent.
Au bord du lac, accueillant le vent léger sur ma peau brûlante sous le soleil d’altitude, j’écoute le silence des montagnes me murmurer sa vérité : je suis de retour en moi.
Suis heureuse pour toi de ton retour. Toujours vibrants, tes textes aident à se ressourcer
Merci pour cette poésie, ce regard lumineux sur la région de ma jeunesse 🙏✨️☀️🏔
Bravo! Je suis toujours grand admirateur de tes textes qui sont tellement beaux, qui nous font vivre de l’intérieur ce que tu vois, ce que tu ressens. Quelle poésie. Merci. Alain
Encore bravo pour cet art de « voir clair », de deviner ce que cache la nature et enfin de savoir le partager avec poésie. Merci
Ces mots qui se bousculent et s’harmonisent puis résonnent et chantent sont thérapeutiques . Merci.
Bienvenue! Merci de partager cette nouvelle inalpe, avec ses pâturages qui nourrissent l’âme et le cœur.
Le macrocosme, pour toi : les montagnes… Au pôle opposé…. à nouveau, les pieds ! Le monde à tes pieds ? Entre deux, ce langoureux vertige de l’origine, petites émotions en cascade…
Merci pour cette magnifique prose qui nous porte au grès des vents, du soleil et autres instruments de la nature. Heureuse de te savoir en forme dans la tête et le corps.
Merci pour ce partage et très contente de vous lire, ça me manquait…
Au plaisir de se revoir.
Bonne suite et à bientôt.
Dominique
Ton partage me fait tellement de bien, merci encore de nous faire gouter tes moments uniques et inspirants!