Huit heures vont bientôt sonner au clocher de la vallée mais je ne les entendrai pas : je suis au cœur de la Suisse primitive, pour mon bivouac du soir j’ai posé Ithaque dans une clairière dérobée, près d’un torrent, dans une forêt qui recouvre de son épais manteau une montagne dont j’ignore le nom. Les arbres forment un amphithéâtre autour de moi, permettant cependant à mon regard de caresser les hauts rochers omniprésents qui ferment l’horizon lointain. Les cloches païennes d’un troupeau de vaches sonnent et résonnent; elles semblent proches mais restent invisibles à mes yeux. Les oiseaux chantent, le torrent discret chuchote et hurle en même temps, il rebondit son eau jaillissante en creusant la terre pour sculpter la vallée avec force et persévérance, il ne sait faire que cela depuis des milliers d’années mais les fées ne se lassent pas de sa musique sacrée et batifolent dans la mousse, se mouillent les pieds dans les vasques d’eau claire et échangent des regards entre elles en me voyant surgir dans leur royaume. C’est avec elles que je fais mes ablutions ce soir clair de juin, sous leurs rires cristallins, peut-être observée par un chevreuil.
Puis j’ai allumé mon feu. Parfum de bois brûlé, de fumée qui monte droit au ciel puisque le vent est absent. L’odeur des roestis qui grésillent dans la poêle emplit mes narines. Je contemple les flammes dansantes, je dédie le feu à Jean, nous ne sommes pas loin de ses festivités, de l’acclamation de la lumière, du jour long, avant que les saisons ne nous fasse lentement revenir vers l’hiver et son sommeil.
Sur mon téléphone je n’ai aucun signal, pas même un hésitant « 3G » : rien. Jouissif. Coupée du monde des humains, mais pas celui des elfes, de la nature, de la Terre mère sur laquelle je me campe, humant ses parfums primitifs.
A quand remonte votre dernier moment de solitude dans la nature ? Je veux parler de la vraie solitude : pas celle du cœur, car un vrai cœur, écrin de l’âme, est relié, toujours, même si certains ont oublié le lien. Je parle de la solitude du corps : savoir qu’à des kilomètres nous sommes le seul être humain, que le reste n’est que montagnes, forêts, torrents, herbes folles, chants sacrés de la nature, rochers immuables, cieux qui se couvrent de nuages avant de rentrer dans l’obscurité, et bientôt étoiles allumées, une à une, pour veiller sur ma nuit.
Je foule pieds nus la clairière et ses fleurs, mes jambes disparaissent dans les herbes jusqu’aux genoux, je me gausse de la rencontre que mes orteils vont faire : de la boue ? Une limace ? Je suis portée par mes pas, j’accueille ce qu’ils découvrent. Terre humide, parfumée, et là devant, quelques sapins pas plus hauts que moi me font l’offrande de leurs branches basses : desséchées par l’hiver et sa neige tenace, le vent de printemps et les chaleurs de l’été elles s’abandonnent dans un long crépitement quand les flammes s’en emparent alors que j’alimente mon feu.
Ainsi est faite la vie : de poussière en lumière. L’œuvre alchimique : séparer la lumière des cendres. Tout feu est alchimique, à nous d’y mettre du sacré, de l’embellir d’une salamandre, la gardienne sacrée. À nous de se nourrir de la chaleur du feu, de s’inspirer de son impermanence, de voir la beauté dans sa flamme. Tout est reflet de nous : ne sommes-nous pas les uns pour les autres chaleur, impermanence et beauté ? (et la véritable beauté n’est-elle pas le réceptacle de l’amour ?)
Après des mois de vagabondages, soumises aux jours qui m’offrent le meilleur d’eux, je ne sais toujours pas de quoi sera faite ma vie : je risque, hasarde, expérimente, je savoure, j’y prends goût. Nomade ou sédentaire ? Je ne peux vivre sans chemin, sans la promesse de l’horizon, sans me tenir face à lui, torse fier et tête humble, prête à recevoir son cadeau, même s’il ne m’offre que sa vacuité. Quel magnifique présent que le vide ! Les bouddhistes ne me reprendront point.
Le chemin peut-il être immobile ? L’horizon peut-il se contenter du mur d’une pièce aveugle, dont on a ôté toute fenêtre ? Notre horizon n’est que le reflet de nos désirs, quel est le vôtre ? Un sage oriental vivra au sein d’une page blanche, l’érudit occidental entouré de livres, un autiste se contente peut-être d’un contenant rassurant et hermétique, les explorateurs exigent le monde, les milliardaires réclament l’espace, certains rêveurs s’abandonnent dans les nuages incertains d’un paradis artificiel et tournent en rond, confondant la quête et la fuite. Mais qui est-on pour juger l’horizon d’autrui ? Qui suis-je moi, pour poser un mot sur tout cela, moi qui cherche encore l’improbable caché derrière cet horizon, et qui réalise peu à peu qu’il est au fond de moi, paisible, aimant… j’y aperçois même un sourire un peu moqueur qui me dit « quand vas-tu comprendre ? »
Post scriptum
Ce matin je rajoute la nuit étoilée, les constellations que je réinvente en remaniant les étoiles entre elles, comme je les aperçois de la porte latérale d’Ithaque, grande ouverte sur la nuit sombre ; je rajoute l’orchestre sauvage de l’averse nocturne tambourinant sur le toit d’Ithaque, je rajoute la prairie détrempée de l’aube, les fleurs mouillées et au ciel les nuages effilochés qui se dispersent, le premier rayon de soleil qui me prend en plein fouet sur la route déserte alors que je me dirige vers le lac de Glarus. Et ce lac ! Improbable beauté du matin lovée entre les falaises, eau immobile et parfaite qui inspira les plus beaux miroirs. Les montagnes à l’entour y reflètent leur orgueil et elles ont bien raison, vaniteuses bien aimées.
Je rajoute les érables centenaires dans les prés dont les troncs tordus soutiennent mille branches rayonnantes, les vaches grasses qui broutent sur les pentes escarpées l’herbe vert anis et le silence de la montagne qui enveloppe ce tableau de maître de son écrin respectueux. Tant de beauté n’est-il pas promesse d’amour ?
Chère Fabienne
Admirant tes splendides photos de nature, je comprends tes envies d’ailleurs et vivre l’instant présent de toutes tes fibres. Toujours en pensée avec toi. Bisous
Le dernier paragraphe sur l’horizon! Magnifique! Καλο ταξιδι! Φιλακια
Tu t’émerveilles et tu « risques »…
Tu sais en faire un rapport spectaculaire… Sartre observait que l’aventure naît au moment de la raconter, elle ne préexiste pas au récit, c’est le récit qui la fonde…
C’est toi qui en apportes la preuve !