les chemins de traverse

À bord d’Ithaque je pars par petites touches : quelques jours et puis je reviens, pour mieux repartir, un peu plus loin, en rêvant au grand Départ. Aujourd’hui je flâne dans les Cévennes en direction du Pic St Loup. Aleph m’a appris l’art de la lenteur : sur les chemins sinueux je conduis le pied léger, les fenêtres ouvertes et le coude à l’extérieur. J’aime les tournants, on ne sait jamais ce que leur détour va révéler.

A midi je m’arrête dans la vallée de Mialet près d’un cours d’eau pour pique-niquer. Ce n’est pas la mer, pas même un fleuve ou une rivière, même si elle porte le nom de Gardon : je contemple une anse langoureuse de ruisseau et son eau vert émeraude où nage une poignée de poissons, le museau tourné vers l’amont en s’essayant au sur-place. Assise sur mon rocher je contemple la berge de l’autre côté : une plage de sable, des arbres majestueux qui inclinent leurs branches basses pour effleurer le reflet de l’eau. Des grenouilles invisibles fêtent le printemps de leurs chants gutturaux, mille oiseaux piaillent gaiement dans les arbres et au-dessus de ma tête une volée d’hirondelles frénétiques virevolte au soleil; des collines boisées referment l’écrin de ce joyau.

L’Océan offrait l’infini, la perdition dans le rien, la vacuité qui permet de se réinventer. La Terre, c’est autre chose : elle se perd dans le détail, les mille petits riens à portée du regard. Après un an d’horizon bleu, me voici confrontée à la finitude verte : une colline découpe le décor, l’arbre s’accole au champ pour le délimiter et l’eau du torrent n’est plus libre comme la vague de l’Égée car la berge sans cesse la remet à sa place. Un cheval hennit, je devine une vigoureuse silhouette alezan derrière les arbres.

C’est infiniment beau et cet infini n’est plus dirigé vers le lointain, il réside dans l’art du détail, de l’introspection. Je salue en le froissant l’audace du thym sauvage qui pousse entre les interstices du rocher : le parfum tenace de l’été s’imprime sur mes doigts. J’apprends l’art de l’immobilité, je me fonds dans cette nature verte, j’écoute l’eau qui chuinte contre la berge, j’observe quelques brindilles à l’envie voyageuse emmenées par le courant léger, j’avance mes pieds nus sur les galets mouillés, marche dans le ruisseau, progresse dans l’eau fraiche qui m’arrive à mi-cuisse alors que mes orteils s’enfoncent dans un sable millénaire descendu de la montagne.

Je flâne le corps à moitié immergé, entre eau et air mon esprit vagabonde, je m’invente une histoire où je suis la seule humaine de la vallée, entourée d’esprits de la nature qui m’observent, curieux, pensifs, invisibles comme il se doit. Je me fonds dans le beau, le silence et l’harmonie du monde : le vent caresse les cimes, le nuage roule dans le ciel, l’eau suit son cours… Ici elle n’a pas l’hésitation de la vague qui fouette avec rage le rocher, repart au large pour mieux revenir, entêtée comme le bélier. Autour de moi l’eau semble sage malgré sa jeunesse apparente, car elle n’est pas loin de sa source. Elle laisse faire le ruisseau, confiante, pour rejoindre l’Océan, puis elle retournera au ciel sous forme de nuage pour pleurer un jour contre une montagne et ensemencer la source claire. (l’homme a-t-il inventé le concept de la réincarnation en observant l’odyssée d’une goutte d’eau ?)

L’eau est sage, résignée, furieuse et vindicative, légère ou vaporeuse : son personnage est changeant mais cela reste toujours de l’eau. Et moi ? Moi je suis l’impatience qui suspend son vol, je veux apprendre le murmure secret de la Terre, voir l’invisible et déchiffrer ce que je ne comprends pas.  Mais peut-être n’y a-t-il rien à comprendre, après tout ? Nous traversons notre vie à grandes enjambées, avec mille actions et beaucoup d’intentions et cela se révèle parfois un chemin stérile. Je contemple à nouveau les gardons immobiles à l’aplomb de mon rocher, nez face au courant. Plutôt que de traverser la vie, il est des moments où nous devrions apprendre à faire l’inverse : se laisser traverser par elle en se contentant d’écouter sa musique sacrée, le temps d’une très longue inspiration…

2 Comments

  1. Je retiens, chère Fabienne, « l’audace du thym sauvage », voilà un jolie trouvaille, et ces jolis petits pieds tout propres, humbles dans l’océan de verdure…
    Une volupté particulière…

  2. Une plume toujours vive pour partager tout ce que les sens captent, du chant des
    oiseaux à l’écoulement de l’onde , en même temps qu’un moment de méditation dans un environnement serein.
    Une grosse bise.

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