Aleph n’est plus, longue vie à Ithaque

Après la sortie hors d’eau d’Aleph, il m’a fallu 5 mois pour rentrer. Le mot vibrait comme un enfermement et je ne pouvais m’y abandonner, alors j’ai vécu comme une chèvre sauvage le temps d’un hiver sur mon île grecque. J’attendais… Mais sait-on vraiment ce qu’on attend avant que cela arrive ? Attendre le soleil c’est oublier la beauté d’une averse capricieuse qui mouille la terre pour en émaner les parfums. J’attendais d’aller mieux, de panser mes blessures. J’ai appris à renoncer. Accouchement terrible de soi !  On découvre ses croyances, celles qui nous poussent en avant mais qui procurent la douleur quand elles nous privent de l’objet de notre désir. Le désir est-il une croyance ?

Sur Égine mon horizon était devenu statique, les grands vents ne soufflaient plus dans les voiles et l’écume se tenait loin de moi, tout au plus je l’apercevais fouetter avec pugnacité des roches sombres les jours de grand temps. J’ai appris à me tenir à nouveau sur la terre ferme, j’ai renoncé au balancement fœtal du voilier dans l’amnios égéen, j’ai oublié de vérifier l’état du vent car sur terre il ne constitue ni danger ni propulsion ; j’ai contemplé l’ancre d’Aleph arrimée au bout de sa chaine déroulée, prenant la poussière sur une palette, inerte comme un serpent qui semble mort dans le froid de l’hiver.

Renoncer à ses désirs, renoncer à ses caprices, impatiences et joies, c’est se retourner sur soi, faire un pas vers l’intériorité et la conscience. Il fallait me la poser, cette question : « pour quoi je désire tout cela ? »

Renoncer, c’est aussi comprendre que la vraie identité n’est pas forcément celle qui désire, mais celle qui ressent. Cet hiver sur Egine j’ai appris à ressentir le temps arrêté, l’action interrompue, l’absence d’objectif. Le voyage fut intérieur, confrontant et immobile.

Le printemps m’a cueilli de sa fougue, il m’a réveillé de sa sève fraiche et j’ai fait mes valises pour rentrer. L’enfermement que je redoutais n’était qu’un retour à mes valeurs, à une solitude dans laquelle je me retrouve intacte, vivante, allégée peut-être.

Un désir persiste cependant : celui du chemin et de l’horizon. L’envie est là, je vibre, je rêve et j’en tremble, de repartir ! Alors j’ai fait l’acquisition d’un van couleur des mers turquoises, je l’ai aménagé et l’ai baptisé « Ithaque » pour qu’il me rappelle chaque jour le poème de Cavafy  (voir l’article du 4 Mars 2022). Aleph est mort, longue vie à Ithaque. Ainsi va la vie, jamais comme on l’imagine mais juste, et dans l’émerveillement.

L’hiver dernier j’ai écrit un texte pour le magazine de Champéry (voir ci-dessous). Je l’ai relu ce matin , prête à plonger dans mes tourments nostalgiques mais je n’ai ressenti aucune souffrance et à ces mots je reste fidèle; je suis revenue pour mieux repartir. On ne peut renoncer qu’aux futilités, et peut-être le chemin est une essence qui fait partie de moi.

14 Comments

  1. En lien avec soi
    Et avec le monde…
    Où qu’on soit!
    J’abonde 💞
    Je vous souhaite que la vie vous comble 🥰

  2. On te souhaite de poursuivre ta route telle que tu la rêves et nous attendons toujours avec autant d’impatience ta prose qui nous transporte et nous apporte la poésie qui manque parfois aux sédentaires. Avec toute notre amitié, merci.

  3. Les besoins, les valeurs, les aspirations sont les fondements de notre nature et de notre identité; ils restent stables ou évoluent lentement. Les stratégies humaines pour nourrir tout cela, elles, fluctuent au fil des obstacles et des opportunités.

    Je trouve difficile de faire la différence, difficile de croire et désirer tellement pour parfois voire souvent devoir changer de cap.
    Est ce changer de cap ? Oui…et aussi non peut être. Le besoin, la valeur, l’aspiration restent. Que je n’aurais pas découverts ou honorés si je n’avais pas tant désiré.

    Limiter les désirs et espoirs pour ne pas être blessé.e ? Se laisser emporter pour ouvrir les possibilités ou pour simplement vivre ? Réflexion en cours, avec plus de questions que de réponses.

    Bon retour Fabienne. Avec toutes les expériences et ressentis que cela va amener. Tout et son contraire. Et peut être que, après tout, il se passe ce qu’il doit se passer et c’est merveilleux. Je te le souhaite de tout coeur (et à moi aussi).

    1. Chère Gabrielle, que de sages questions… une fourmi n’avance jamais en ligne droite et les abeilles butinent de fleurs en fleurs, quant aux papillons ils semblent s’égarer dans leur vol léger et anarchique. Rien n’est droit dans la nature, le cap profond ne change peut-être pas mais les moyens pour y arriver s’affinent, se peaufinent et sont autant de miroirs de qui nous sommes. Quant au désir, c’est une question qui ne trouve pas les mêmes réponses selon notre position géographique. à l’Ouest il semble obligatoire pour vivre et aller de l’avant, en Orient nous apprenons qu’il est source de souffrance et que nous avons une vie entière pour le dissoudre. Je me trouve au seuil de ces deux royaumes, sans aucune réponse encore. mais je sais que l’envie rime avec la vie 🙂

  4. Partir, rester, revenir ? Qu’importe , pourvu que cela ait du sens et du projet … l’être , ici et maintenant , c’est la clef ! Bon vent sur terre , Fabienne !

    1. Merci pour tes mots, Nathalie. Même si j’ai encore le regret de la vague et de la courbure liquide de l’horizon, je suis avant tout une terrienne, et me réveiller à l’orée d’une forêt près d’un champ le matin à l’aube m’emplit de joie. La vie est faite non pas d’allers & retours, mais d’allées & venues, elle nous pousse chaque jour à la rencontre de nous.

  5. Tes amis sont sages , ils parlent bien , je suis heureuse de ton retour , ce n’est pas du temps perdu , mais gagné !

  6. Comme pour toute expérience bien vécue, la fin anticipée n’en fait qu’intensifier sa saveur et lui donne tout son sens.
    Bon retour en terre helvétique et vivement de nouveaux départs de tous ordres. Merci du beau partage.

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